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Bornes to be free

Il y a un problème lié au fait de vieillir. On a grandi dans une société régie par un ensemble de règles plus ou moins acceptées, plus ou moins respectées, auxquelles on s’est opposé au nom de valeurs meilleures, moins traditionnelles, plus en phase avec le temps. On s’est réjoui quand ces valeurs ont pris la place des anciennes. Mais la roue a tourné et les générations suivantes ont fait leur propre travail de mise à jour. Au bout du compte, on éprouve un  décalage violent avec la société dans laquelle on vit. C’est flagrant en politique, quand resurgissent des pratiques et des projets qui font peur, qui sont la négation de ce qui promettait un progrès en matière de justice sociale et de générosité. Les vieux fantômes réapparaissent et on a le sentiment que les bornes ne sont plus là où elles doivent.

Photo Marc Mongenet, Wikimedia Commons. Borne frontière franco-suisse n° 151 côté France entre Jussy et Saint-Cergues, marquée d’un S pour Savoie.

À quoi servent les bornes ? Enfoncées dans la terre, celles auxquelles je pense marquent la frontière entre deux propriétés, entre deux États. On leur prête une permanence que n’ont pas la clôture ou la haie. Chez nous, seuls les géomètres officiels sont habilités à fixer leur emplacement. “Ne déplace pas la borne ancienne, que tes pères ont posée”, affirme le livre des Proverbes.

Si on dépasse les bornes, alors, dit une blague en forme de pléonasme, il n’y a plus de limites. Certains s’en effraient et d’autres s’en réjouissent, sur le mode romantique du “no limits”, de la recherche de l’inexploré, de ce qui n’est soumis ni au cadastre, ni aux règlements. C’est plus exaltant, plus angoissant aussi – à supposer que cela soit possible.

Les bornes peuvent aussi se déplacer. Les lois sont la grande limite collective, mais elle est fluctuante. Dans les années 1950, le concubinage était interdit (le Valais n’a levé l’interdiction qu’en 1995), les avortements se pratiquaient dans la clandestinité, l’homosexualité était condamnée (Inès, la lesbienne de l’enfer du Huis Clos de Sartre, dit qu’elle était une « femme damnée » bien avant sa mort), et les femmes, qui n’ont obtenu le droit de vote en Suisse qu’en 1971, n’ont pu s’inscrire aux compétitions de course à pied et autres marathons qu’à partir des années 1970. On a l’impression que tout cela date du temps des dinosaures. J’en suis un et je me souviens.

Le bien a changé de visage. On a adapté la loi aux conduites. Pourquoi le regretter, si c’est pour le meilleur ? Mais on s’offusque quand des autorités, confrontées à une pollution non maîtrisée, modifient les normes officielles pour que la plage ou le lac redeviennent propres, comme par magie, juste avant la saison touristique.

De nouvelles limites ont été posées. Interdictions de fumer, interdiction de certains pesticides, limitations de vitesse sur les routes, interdiction de certaines formes de discrimination, procès contre les auteurs d’actes pédophiles, condamnation du harcèlement sexuel, etc. Le mal a changé de figure.

La morale, au sens d’une instance extérieure qui règle les comportements, est mal perçue. On se satisfait de la règle consistant à ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse. Pour le reste, pourvu que ce soit entre adultes consentants, à chacun son éthique. C’est aussi une limite, individuelle cette fois-ci, celle du sentiment personnel du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Selon Rousseau, il n’est pas nécessaire de savoir ce que sont le bien et le mal, il faut simplement suivre la voix de sa conscience : Ô vertu, science sublime des âmes simples, faut-il tant de peine et d’appareil pour te connaître ? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs, et ne suffit-il pas pour apprendre tes lois de rentrer en soi-même et d’écouter la voix de sa conscience dans le silence des passions ? demande Rousseau en conclusion de son Discours sur les sciences et les arts.

Portrait par Quentin de La Tour

Magnifique ! Mais Rousseau met deux conditions : il faut rentrer en soi-même et faire taire les passions. Pas facile d’entendre la voix de la conscience dans un monde qui nous pousse à satisfaire nos passions et à vivre dans l’extériorité. La machine économique et la puissance de son idéologie veulent nous contraindre à des révisions déconcertantes.

Dans ces conditions, pour aider la conscience défaillante, il faut des repères plus vastes, des critères plus solides que ceux du temps. Le bien, le mal, le juste, l’injuste, les vieilles bornes en quelque sorte. Des règles du jeu, un cadre dans lequel la liberté peut s’exercer au lieu de mouliner dans le vide.

Photo Kal Loftus, unsplash.com.

Quand Socrate a été condamné à mort, il a dû attendre quelques jours l’exécution de sa peine. Pendant ce temps, raconte Platon dans le Criton, ses disciples ont préparé secrètement son évasion. Quand ils sont venus le chercher, Socrate a refusé de partir. Il a expliqué à ses amis que le tribunal l’a condamné selon les lois. La sanction était injuste, mais légale. Dans ces conditions, s’évader, c’était renier les lois — les lois qui ont commandé à ses parents de le nourrir, de l’éduquer, et à la cité de fonctionner à peu près correctement. Que les lois soient pour une fois en sa défaveur ne l’autorise pas à cesser de les observer. Il doit donc accepter de boire la ciguë, sans quoi ses enseignements et son action perdraient tout crédit.

L’exemple est extrême, mais il donne à réfléchir. Le fait qu’on en parle encore lui donne raison.

Socrate, c’est une borne.

Portrait de Socrate, Musée du Louvre.