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Capri, c’est fini

Début de la deuxième partie « Le christianisme, état des lieux », pages 105-109.

«Nous sommes, nous Européens maintenant vraiment une société sans Dieu. La religion ne joue plus aucun rôle. Il y a trente ou quarante ans, dans de très nombreuses parties de l’Europe, c’était totalement différent. Même dans des régions très conservatrices comme la Bavière, la vie familiale s’est complètement transformée. Depuis longtemps, le catholicisme n’a plus cette grande fonction dominante de régulation de la vie. Dans cette période historiquement très courte des libertés nouvelles que nous avons conquises, il y a un vide du sens que nous ne nous représentons pas clairement, sauf qu’il ne vient à l’idée de personne d’aller chercher des réponses à cela à l’église ou dans la religion. Nous les recherchons effectivement indépendamment d’elles.» [1]

Cela peut se faire en suivant l’air du temps, l’humeur du monde, ou en demandant des réponses aux philosophes qui, souvent, enseignent à vivre dans l’ambivalence. Dans Heimat, Reitz montre comment ces débats philosophiques se traduisent au niveau de la vie de tous les jours des gens ordinaires. C’est très exigeant, estime-t-il, mais cela peut devenir une source abondante de réalisations culturelles. Quoi qu’il en soit, souligne-t-il, plus personne ne songe à se tourner vers la religion. Elle est tombée en nullité de sens, en déshérence, et c’est l’aboutissement du parcours que nous avons retracé dans la première partie de ce livre.

Souvenons-nous. La philosophie s’est posée d’entrée de jeu en concurrente critique de la religion grecque. Son premier effort a été de mettre de l’ordre dans les croyances et les récits mythologiques. Plus tard, elle a proposé des doctrines qui avaient des implications morales claires, au sens où elles enseignaient comment vivre pour trouver la sérénité, la paix, le bonheur, autant d’éléments que, normalement, les religions promettent à leurs fidèles pour peu qu’ils observent scrupuleusement les prescriptions rituelles. Aucun athée parmi les philosophes de l’Antiquité, pas même chez les matérialistes, pour qui l’existence des dieux n’était pas douteuse : les dieux font partie du monde, leur existence est, en quelque sorte, coextensive au cosmos, au sens où ils sont nés en même temps que lui, tout en bénéficiant d’un statut d’immortels. Sans doute toutes les sectes philosophiques ne professaient-elles pas la même théologie : entre les stoïciens qui enseignaient que Dieu est partout, en tout et contrôle tout, et les épicuriens pour qui les dieux étaient des êtres parfaits qui vivaient dans d’autres mondes sans du tout se préoccuper de nous, il y a de la distance. Il n’empêche que, même «religieux» en un sens, les philosophes se posaient eux-mêmes en sauveurs, développaient des théories promettant une paix supérieure à celle qu’un «vain peuple» aux pensées non réglées cherchait tour à tour dans l’exaltation religieuse et les plaisirs sensibles.

C’est pourquoi la rencontre avec le christianisme a soulevé tant de difficultés, car voici une doctrine qui affirme que le salut n’existe qu’en Jésus-Christ, que tout le reste est vide et trompeur, que Dieu ravale toutes les divinités païennes au rang d’idoles sans plus de dignité et de pouvoir que la matière dont sont faites leurs statues.  «Étant la race de Dieu, nous ne devons pas croire que la divinité soit semblable à de l’or, à de l’argent, ou à de la pierre, sculptés par l’art et l’industrie de l’homme» [2], dit Paul aux philosophes athéniens. Les premiers intellectuels chrétiens vont néanmoins se servir de la philosophie pour articuler leur foi, la conceptualiser, développer des lignes de défense contre les critiques, écrire des apologétiques et se défendre contre un foisonnement de tendances divergentes et de contaminations — autrement dit d’hérésies.

On a ainsi fait de la philosophie à partir de la Révélation. Plutôt que de partir d’hypothèses humaines, forcément imparfaites, il était tentant de construire l’édifice de la connaissance en s’appuyant sur des vérités garanties par Dieu en personne. Qui dit mieux ? Et si on trouve des doctrines philosophiques compatibles avec la Vérité, on sera d’autant plus fort. C’est ce qui se passe avec la philosophie d’Aristote, dont saint Thomas d’Aquin fait en quelque sorte la doctrine scientifique de l’Église : elle complète merveilleusement la Bible, abordant les questions qu’elle ne couvre pas, sans contredire ouvertement ses enseignements théologiques. Le piège s’est refermé quand l’Église s’est mise à défendre l’héritage d’Aristote contre les connaissances nouvelles (l’affaire Galilée) en agissant comme si les écrits du Péripatéticien étaient parole d’évangile.

Certains en ont conclu que toute la doctrine chrétienne était dépassée et que seule la voie de la philosophie, relayée par la science moderne, restait praticable pour qui désire mener une recherche solide et une réflexion saine, pour qui veut, avec Descartes, «marcher avec assurance en cette vie». Laissant son tablier de servante de la théologie, la philosophie a donc revendiqué son indépendance pour s’occuper enfin d’autre chose que de salut, de théologie et de métaphysique. Elle s’est constituée comme discipline autonome, recherchant la connaissance et la compréhension de l’univers, favorisant l’observation du vécu, réfléchissant à la meilleure organisation possible de la société, se faisant en toutes choses précurseur de la science dont elle trace les premières esquisses.

La philosophie chrétienne, c’est fini, comme Capri pour Hervé Vilard. «C’était la ville de mon premier amour», mais «je ne crois pas que j’y retournerai un jour» [3]. La servante s’est libérée, elle s’est retournée contre son ancienne maîtresse pour essayer de lui faire la peau en détruisant ce qu’elle l’avait pourtant aidé à construire.

***

Pourtant, les philosophes ont beau proclamer que Dieu est mort, que la religion est l’opium du peuple, que c’est une sottise que de croire, ou une maladie de la pensée, le christianisme n’a pas disparu. Le pape fait encore la une de l’actualité à l’occasion de ses déplacements. Il attire parfois des foules de jeunes. Les questions religieuses sont toujours en débat. Les églises chrétiennes sont toujours là, même si la plupart des indicateurs sont préoccupants pour leur avenir. Et personne n’est indemne du passé chrétien de l’Europe: il a tellement imprégné les siècles passés qu’on ne les comprend plus si on ne le connaît pas.

Cela ne veut pas dire que le christianisme soit correctement compris. Il y a beaucoup de méprises à son sujet. Il y a des méprises sur ce que c’est que croire et sur le statut de la Bible comme texte inspiré. Il y a des méprises du fait que la pensée biblique a été transformée au contact de la langue et de la philosophie grecques. Et il y en a encore d’autres parce que l’Église, dans son histoire, s’est alliée aux pouvoirs politiques de toutes les tendances. Enfin, il n’est pas du tout certain que le christianisme aujourd’hui offre des perspectives plus satisfaisantes que les philosophes que j’ai discutés dans la première partie: comment, en effet, peut-on encore faire confiance à un mouvement dont le passé et le passif sont si lourds, et qui promeut une doctrine si décalée par rapport à notre époque?

Pour y voir plus clair, pour lever les méprises que je viens de mentionner, il faut clarifier quelques points fondamentaux, sans quoi on se condamne à n’y rien comprendre.

Le christianisme reposant sur la révélation biblique, qu’est-ce que la Bible, et comment faut-il comprendre son inspiration ?

Comment la pensée biblique a-t-elle été transformée au moment où elle a passé par le moule de la philosophie grecque, et pourquoi en a-t-il été ainsi ?

Comment le christianisme, d’abord persécuté, a-t-il pu devenir une religion obligatoire totalement intolérante à toute autre qu’elle ?

Le christianisme se réduit-il effectivement à ce que les hommes en ont fait tout au long de l’histoire ?

Et fournit-il une alternative valable aux morales qui nous sont proposées par les philosophes d’aujourd’hui ?

Mais commençons par dénoncer une première idée reçue.

© Jean-François Jobin 2010

Notes

 

  1. Ces propos sont d’Edgar Reitz dans le Tages Anzeiger du 13 décembre 1994. Reitz est l’auteur de Heimat 3, feuilleton télévisé qui raconte l’histoire de l’Allemagne depuis la chute du Mur de Berlin au travers de celle d’un couple. Avec la fin du communisme, deux peuples tombent dans les bras l’un de l’autre : c’est l’euphorie de la réunification, relayée par la victoire allemande lors de la coupe du monde de football en 1990. Mais ensuite, tous les concepts s’effondrent, l’ancienne vision du monde tombe en pièces.
  2. Actes 17.29.
  3. On m’excusera, je l’espère, cette utilisation un peu gamine de la chanson d’Hervé Vilard

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Une réponse sur « Capri, c’est fini »

Ça fait plaisir de lire enfin un philosophe chrétien! Je n y coyais plus …bravo pour votre travail ..je me réconcilie avec la philo. .belle suite à vous

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