Catégories
Non classé

L’adieu aux cigares

Pour fêter mon anniversaire à ma manière, j’ai décidé de m’offrir un très bon cigare, le premier depuis que j’ai arrêté d’en fumer, peu avant Noël, quand j’ai dû m’y résoudre par égard pour ma santé. Je me disais cependant que deux ou trois dans l’année porteraient moins à conséquence qu’un ou deux par jour, et je m’étais promis d’attendre mon anniversaire pour en reprendre un.

L’occasion réclamant de la qualité, j’ai acheté un Cohiba. Je l’ai allumé dans le garage, à l’abri des courants d’air. Un bel allumage, homogène, reconnaissable à la mince bague de cendre grise qui s’est dessinée. Puis je me suis installé sur la terrasse, avec un café et une grappa.

La douceur de la fumée m’a surpris. J’avais oublié que les cigares de bon diamètre sont plus moelleux que les autres. Presque une déception : j’aime le fort, le bien aromatique, le profond, mais je savais d’expérience qu’il suffisait d’attendre : après le foin vient le divin, disent les amateurs. Et après le divin, le purin du dernier tiers, sauf qu’il y a des trucs pour rattraper la situation et fumer le reste jusqu’à s’en brûler les doigts.

Autour de moi, la rumeur du vent dans les arbres, le chant de quelques oiseaux, les premières fleurs se balançant dans la brise, le soleil, déjà chaud pour la saison. Le cigare, bien construit, se consumait régulièrement, un vrai bonheur. La fumée gagnait en intensité. Que demander de plus ? Un beau moment à vivre, un moment rare. Je faisais des projets : l’an prochain, un autre, et ainsi de suite, pour marquer chaque nouvelle année. Il y aurait certainement d’autres occasions dans l’intervalle. La chaleur, la fumée et la grappa conjuguaient leurs effets pour mon plaisir. Pourtant, peu à peu, une autre idée se faisait jour : c’est mon dernier cigare, il n’y en aura plus d’autres.

Je l’ai tiré jusqu’au bout, sans regret. Quand je suis allé jeter le mégot et les cendres au compostier, j’ai respiré profondément, comme si la fumée avait réveillé des recoins de mes poumons dont je ne soupçonnais plus l’existence.

Les cigares m’ont souvent porté à des méditations – forcément fumeuses – sur la vie et la mort. Le cigare meurt après avoir livré ses arômes et sa charge de nicotine. C’était encore plus vrai de celui-ci, à cause du supplément d’irréversibilité que lui a donné ma décision mûrie au long des dernières bouffées : c’est le dernier, je dis adieu aux cigares.

Ramuz disait que c’est parce que tout doit mourir que tout est si beau. Mon dernier cigare s’est éteint après m’avoir offert un beau moment. Il a mis fin à la série de ses semblables. Je peux continuer de vivre sans eux.