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Tant qu’à faire…

Tant qu’à faire, il faut faire, il faut se donner cette exigence, jour après jour, de poser les mots après les mots pour  garder vivant ce processus bizarre qu’est l’écriture. Comme une création qui doit se poursuivre indéfiniment pour ne pas retomber dans le néant. Et donc, sans l’avoir délibéré, prévu ni planifié, poser un mot après l’autre pour dévoiler la suite de l’histoire, de la réflexion, de l’invention. Si je renonce à cette exigence, je me laisse aller à ma pente paresseuse, je renonce à avancer et à découvrir ce que ma phrase va, en fin de compte, exprimer, rendant la suivante possible, et une autre après elle. L’histoire, la réflexion, la découverte ne viennent pas toutes seules : il faut tirer sur le fil pour alimenter la suite, comme la personne qui tricote continue de tirer sur sa pelote pour augmenter le pull d’une rang, puis d’un autre, jusqu’à ce qu’il soit complètement réalisé. Sauf qu’elle a un projet précis, un patron, un modèle. Tel n’est pas toujours le cas dans le processus de l’écriture.

Dans la création, le processus est plus important que le résultat final. Impossible de produire de l’excellent à tous les coups. Il y a des échecs, des ratages, des amélirations, quelques réussites encourageantes. Je le vois en tant que participant aux défis hebdomadaires du site 52frames, qui propose aux gens qui aiment la photo de poster chaque semaine une image prise la semaine même, sur un thème imposé. Un compteur automatique indique le nombre de semaines consécutives pendant lesquelles on a relevé le défi. Les participants sont invités à commenter les photos des autres, et une forme de communauté se créée. On voit bien que toutes les photos postées par les autres ne sont pas des chefs-d’oeuvre, et du coup on se gêne moins d’envoyer une image moyenne.

Mais mieux vaut une image moyenne, ou faible, que rien du tout : voilà le secret. 

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Call Hambourg

Oui, c’est un calembour. Je l’avoue, j’aime les calembours et les jeux de mots, tout mon entourage vous le confirmera, avec un soupir de résignation.

Les mots sont fascinants. J’aime les voir, les tourner et retourner, les assembler, les disjoindre, les recombiner. La poésie naît de ces opérations, qui font jaillir des intuitions, qui donnent à penser, comme je l’ai voulu avec le titre du billet Bornes to be free.

Je me suis parfois demandé s’il n’y avait pas quelque chose de comparable dans la manière dont Heidegger utilise certains vers de Hölderlin ou les fragments les plus obscurs des philosophes présocratiques. Il en nourrit sa réflexion, il pense à partir de ces amorces poétiques, il extrapole à partir d’Héraclite et de Parménide pour faire du Heidegger. Ce sont des amorces dont le sens premier compte peu en regard de ce qu’il parvient à en tirer.

Je ne cherche pas à me comparer à un des penseurs majeurs du XXe siècle. Ni à mettre mes calembours et jeux de mots au niveau de la poésie de Hölderlin ou des intuitions de Parménide. Plutôt à identifier des amorces possibles pour aller plus loin.

Encore faut-il reconnaître qu’on peut partir pour de grands et longs voyages d’exploration ou simplement, comme ici, pour une petite balade, avec une douceur à l’intention de Heidegger :

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Écrits vains

Il y a quelque chose d’artificiel dans la volonté de maintenir le rythme d’un billet par semaine. Pondre quelque chose coûte que coûte, avec publication le jeudi. Ce ne sont pas les thèmes, les sujets, les motifs de préoccupation, les raisons de s’indigner et de refuser ou de proposer qui manquent. Mais faut-il vraiment y ajouter son couplet ? Et pourquoi tant de peine ? Je n’ai pas un lectorat abondant et je ne peine personne si je m’oublie une semaine ou deux.

Nous sommes donc jeudi et je n’ai rien écrit d’autre que le paragraphe précédent. Voici donc un post qui va grossir les rangs de ceux dont l’intérêt est vraiment faible. Qui se préoccupe en effet de la mise à jour de WordPress dont j’ai parlé la semaine dernière, ou de la forme carrée des rondelles d’ouate vendues par la Migros, qui m’a occupé il y a quelque temps ? Personne, sauf moi-même, et j’en tire prétexte pour produire quelques lignes que j’ai l’outrecuidance de publier.

Vous pensez peut-être que l’intérêt ne réside pas dans le sujet, mais dans le traitement qui en est fait. Et vous soulignerez que plus le sujet est petit, plus il est humble, et plus celui qui en parle doit travailler pour en tirer quelque chose d’intéressant, à moins d’être de ceux qui parviennent à parler de tout et de n’importe quoi en captivant leur auditoire. Mais je ne suis ni l’un ni l’autre.

Alors quoi ? Je ne veux pas me retrouver écrivain non pratiquant. Un écrivain qui n’écrit pas n’est plus un écrivain. Voilà pourquoi je me permets de vous servir même mes vains écrits plutôt que de cesser ma pratique.

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Chronologie toute personnelle des événements politiques qui m’ont marqué

Né avec la seconde moitié du XXe siècle, je me suis demandé quels sont les événements politiques qui m’ont particulièrement frappé. Le résultat est évidemment partiel, partial et totalement subjectif.

J’ai souvent eu le sentiment que les choses qui s’étaient passées avant ma naissance relevaient pour ainsi dire de la préhistoire. Je n’en étais pas, je n’en ai eu connaissance que par ouï-dire et, plus tard, par mes lectures et les leçons d’histoire. Mon monde à moi a commencé quand j’ai commencé à en percevoir des échos. Le premier a été le lancement du satellite Spoutnik en 1957. Les gens du quartier s’étaient retrouvés pour essayer de le voir passer dans le ciel, mais personne n’était sûr que le truc brillant qu’on voyait était bien le satellite et pas un avion. C’est la première fois que j’ai entendu l’expression « les communistes ».

Dans ma famille, on avait l’habitude d’écouter sur Sottens le bulletin de l’Agence télégraphique suisse, tous les jours à midi quarante-cinq, précédé du signal horaire de l’Observatoire chronométrique de Neuchâtel: de longs sifflements et des bips sur les cinq dernières secondes, le dernier deux tons plus haut, de quoi remettre les pendules à l’heure. Le « speaker » officiel, toujours le même, parlait sur un ton neutre (évidemment) de l’Algérie, de l’OAS, du général de Gaulle et des autres actualités. Ce n’est que plus tard que j’ai commencé à comprendre ce qui s’était joué durant la fin des années cinquante, grâce à Camus, Sartre et quelques autres.

Le premier grand coup est venu en 1963 avec l’annonce de la mort du président Kennedy. La nouvelle a été donnée en soirée à la radio, qui a interrompu ses programmes pour la communiquer, après quoi il n’y a plus eu que de la musique classique jusqu’à la fin des émissions. L’émotion était intense. Tout le monde était choqué. Aujourd’hui encore, on ignore qui sont les véritables auteurs de cet assassinat, mais on en reparlera l’an prochain pour le cinquantième anniversaire, pas de doute. C’est à partir de ce jour-là que j’ai commencé à m’intéresser de plus près à l’actualité politique.

J’avais dix-sept ans au moment de mai 68. Pour moi aussi, ces événements ont été une révolution. Tout pouvait être remis en question, les valeurs qu’on m’avait inculquées aussi bien que le style de l’éducation que j’avais reçue. J’y trouvais des aliments pour ma révolte adolescente et des arguments pour une prise de conscience politique au moment où la guerre au Vietnam battait son plein. Martin Luther King, qui luttait pour la paix, venait d’être assassiné à Memphis (Tennessee).

En août de la même année, nouveau choc avec l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie. La force armée écrasait une révolution démocratique et pacifique qui donnait à espérer qu’il était possible de vivre autrement.

En 1969, je me suis passionné pour l’aventure des astronautes d’Apollo 11 et, dans un café de Rotterdam, j’ai vu Neil Armstrong poser le pied sur la lune. C’était aussi l’année du festival de Woodstock.

En 1970, j’ai déploré la séparation définitive des Beatles et pensé avec beaucoup d’autres que Yoko Ono, la nouvelle femme de John Lennon, en était la cause.

J’ai curieusement peu de souvenirs aussi précis des années 1970. Il y a eu les actions terroristes en Allemagne et en Italie, bande à Baader et Brigades rouges. Il y a eu aussi l’assassinat (encore un) de Salvador Allende en 1973, nouvel écrasement violent d’une espérance que l’action politique pouvait changer les choses en bien. Idem, en 1979, avec l’arrivée au pouvoir, en Iran, de l’ayatollah Khomeini. Je commençais à réaliser qu’en politique, le contraire du mal n’est pas le bien, mais une autre forme de mal, souvent pire.

Des années 1980, je me souviens des vives tensions entre l’Est et l’Ouest, de la folle croissance des armements en Europe, missiles Pershing dirigés vers l’URSS et missiles soviétiques dirigés vers l’Europe occidentale. En Allemagne, les pacifistes défilent avec le slogan « plutôt rouges que morts ». On craint qu’un incident ne déclenche un cataclysme nucléaire. Qui prévoyait alors que 1989 verrait la chute du Mur de Berlin et bientôt celle de tout le système soviétique dans les pays de l’Est au début des années 1990 ?

Avec le 11 septembre 2001, je rejoins les souvenirs vécus de tous ceux qui pourront lire ceci. On a eu l’impression qu’une période nouvelle s’ouvrait, imprévisible, que les vieux schémas ne permettaient pas de comprendre. On se demande quand le XXe siècle, comme entité historique, s’est terminé. La chute des deux tours du World Trade Center est une date possible, mais celle de la chute du communisme soviétique me paraît plus significative. Dans cette perspective, le XXe siècle a été court mais extrêmement violent et sanglant: il a duré de 1914 à 1989. Depuis cette date, l’histoire au jour le jour est devenue beaucoup moins lisible.

J’aurais pu citer d’autres événements, par exemple la chute du franquisme en Espagne, le combat des dissidents de l’Est, l’aventure de Solidarité en Pologne avec le combat de Lech Walesa, appuyé par la présence d’un pape polonais au Vatican. Et d’autres encore, tels la naissance du canton du Jura ou le discours d’Adolf Ogi, président de la Confédération, devant son sapin à Kandersteg. Ce qui me frappe, c’est la manière dont les événements subséquents relativisent ceux qui les ont précédés. Je me contenterai d’un exemple : qui aurait cru, en 1968, que l’un des fers de lance du mouvement, Alain Geismar, deviendrait inspecteur général de l’Éducation nationale vingt-deux ans plus tard?

Tout cela, à coup sûr, paraîtra à beaucoup de lecteurs jeunes appartenir à leur propre préhistoire. Mais le monde a commencé avant eux, et bien avant moi. Faire ce genre de pointage donne aussi l’occasion de relativiser les points de vue auxquels nous sommes présentement attachés.

Et pour vous, quels ont été les événements marquants ?

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Se déprendre

À vouloir juger de ce qui se passe, on se trouve ramené à la relativité de son propre point de vue. Il a fallu une certaine candeur à Descartes pour penser qu’avec le cogito, il touchait à l’inconditionné ou, pour le dire en s’aidant de ses propres métaphores, qu’il parvenait à effacer d’un coup tous les motifs que les autres et son propre vécu avaient peints sur la toile de son esprit, et donc à se débarrasser de tous ses préjugés. Après quoi il a pu entreprendre méthodiquement de penser objectivement le monde en accumulant les vérités avec assurance. Heureux homme.

Nous n’avons plus la prétention d’y parvenir. Deux siècles de sciences humaines se sont chargés de nous débarrasser de nos illusions à cet égard. Notre situation historique, sociale, psychologique, notre âge, notre propre histoire et bien d’autres déterminismes font de nous des individus très prévisibles, qui se bercent de l’idée qu’ils sont libres et qu’ils peuvent juger de tout.

Puis nous nous découvrons embarqués sur une espèce de grand bateau ivre dont la manoeuvre nous échappe, lui-même entraîné par un courant irrésistible. Les passagers s’y disputent, leurs situations sont incroyablement diverses, ils sont très nombreux, mais il y a peu de place à la table des capitaines — car il y en a plusieurs, et rarement d’accord entre eux. Les imaginations du passager qui croit avoir trouvé une boussole infaillible ou les intrigues de celui qui cherche à améliorer son confort ont peu d’importance, à peine moins que les mutineries qui agitent certains secteurs du navire. D’ailleurs, on annonce que le carburant va bientôt manquer. Beaucoup d’impuissance et beaucoup de souffrances – même en première classe.

C’est un exemple de jugement global. Une grande image qui paraît faire sens parce qu’elle correspond à ce qu’on peut tirer des informations et des impressions qu’elles suscitent. Une idée qui renforce le sentiment que toute action est inutile. Mais comment juger si elle est vraie, et peut-on s’en satisfaire ?

On a oublié que la formule qui est devenue le lieu commun de notre époque : Penser globalement, agir localement est de Jacques Ellul et qu’elle date des années 1930. Elle orne (en métal et en allemand) un giratoire pas très loin de chez moi. Or il ne s’agit pas de tourner en rond sans fin pour se convaincre qu’on est dans le coup : il faut choisir une direction et aller de l’avant.

Pour déterminer laquelle, il importe de se déprendre de ce « discours du monde » devenu évident à force d’avoir été ressassé, dont je suis le destinataire et la victime comme la plupart des gens. Pour m’en déprendre, j’ai besoin d’une référence radicalement différente, et c’est là que j’aime cette parole qui recommande de ne pas se conformer au monde présent, mais de chercher en Dieu le renouvellement de notre intelligence (Paul dans l’épître aux Romains, 12.2). Quitter la longueur d’onde du monde pour apprendre à écouter quelqu’un d’Autre n’est pas facile. Mais on cesse alors de tourner en rond et on commence à découvrir de nouveaux chemins d’action.

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Crise et chuchotements

À lire les journaux, à écouter les conversations et les préoccupations des gens, j’ai l’impression de vivre une période d’entre-deux, de temps presque suspendu dans l’attente de quelque catastrophe. Ce n’est pas que les choses vont plus mal que d’ordinaire, au moins ici en Suisse. Mais c’est ressenti comme précaire, provisoire. La crise économique va nous rejoindre, et il ne se passe pas de jour sans qu’on entende parler de la possibilité d’une guerre, comme s’il fallait habituer les gens à la pensée du pire. Et le pire est multiforme. On annonce des pénuries de médicaments anticancéreux dans les hôpitaux, on ne sait comment faire face à l’afflux de réfugiés, et même le temps qu’il fait est l’occasion de s’inquiéter des conséquences possibles des changements climatiques. Je vais jusqu’à soupçonner que plusieurs espèrent confusément que la fin du monde annoncée par le calendrier maya pourrait les délivrer d’un coup de leurs angoisses.

Intervention de la délégation maya au sommet de Rio
Dessin de Chappatte, reproduit avec autorisation. Copyright: © Chappatte dans « Le Temps », Genève, http://www.letemps.chhttp://www.globecartoon.com/dessin

Or le pire n’est pas toujours sûr. Cette expression est le sous-titre du Soulier de satin de Claudel, qui précise : « La scène de ce drame est le monde ». Ces mots écrits en 1929 nous rejoignent dans notre actualité. Nous vivons un drame et non une tragédie. Le drame présente des situations difficiles, pathétiques, douloureuses, parfois aussi comiques et bouffonnes; l’issue de l’action peut être finalement heureuse, comme dans Le Cid. Rien de tel dans la tragédie, qui se termine toujours mal. À la fin du cinquième acte, on compte les morts et le rideau tombe (Phèdre).

J’aimerais qu’on se souvienne que le pire n’est pas toujours sûr — non comme d’une formule conjuratoire, mais comme d’une invitation à prendre les choses en mains là où on se trouve, en interpellant les responsables qu’on connaît ou qu’on a élus, pour qu’il ne soit pas dit (par qui?) qu’on a laissé les catastrophes se produire sans s’être battu pour qu’elles n’arrivent pas. Nos micro-lâchetés alimentent les forces destructrices. Il est temps de ranimer notre courage pour refuser des fatalités qui n’en sont pas.