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Donnez-moi des ordres, s’il vous plaît !

“Nous voulons une dictature, la même pour tous !”

Voilà ce que je crois entendre quand je suis les informations que donne la RTS au 19h30 (exemple 1, exemple 2) ou dans ses bulletins horaires à la radio. On reproche au Conseil fédéral son inaction, le retard qu’il met à gouverner par ordonnances, la liberté qu’il laisse aux cantons de prendre des mesures qui ne sont évidemment pas uniformes pour lutter contre la propagation du covid-19.

Personnellement, je ne veux pas d’une dictature, ni d’un pouvoir central qui dicte ma conduite. Je préfère que l’initiative soit laissée aux cantons tant que c’est possible, et qu’on fasse appel à la responsabilité de chacun. Ils ne prennent pas exactement les mêmes mesures ? Il y a des cantons qui ferment les restaurants à 22 h, d’autres à 23 h, d’autres à minuit ? Et alors ? Penser globalement, agir localement, je croyais que c’était la sagesse, mais je commence à me sentir bien seul de mon avis.

C’est étrange. Quand on en appelle à la responsabilité individuelle, certaines personnes ont l’air de trouver que c’est une position de faiblesse. Mais les faibles, ce sont ceux et celles qui agissent n’importe comment tant qu’ils n’ont pas le couteau sur la gorge ou un gendarme dans leur dos. Et une fois que la contrainte est là, ils se rebiffent et disent tout le mal qu’ils pensent des mesures mises en place.

Cette attitude paraît plus présente en Suisse romande que du côté alémanique. Sommes-nous à ce point fascinés par la mentalité jacobine, par le centralisme français ? Par l’autorité de l’État qui devrait s’exercer d’en-haut ? Top-down intégral ?

Je trouve cela navrant. Et préoccupant.

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Déboulonner

Depuis la mort de George Floyd, la présence de statues d’hommes célèbres qui ont aussi été esclavagistes devient intolérable à de nombreuses personnes. Ainsi, à Bristol, des militants antiracistes ont déboulonné la statue d’Edward Colston (1636–1721), qui a pris part à la traite de 84’000 esclaves dans le cadre du commerce triangulaire. Colston était aussi un philantrope qui a beaucoup donné pour le développement de sa ville, créant des écoles, des orphelinats, généreux à l’égard des églises et des associations caritatives. D’où la statue, mais aussi une rue, une avenue, une salle de spectacle et un petit pain à son nom. La statue honore certainement le philanthrope, mais il a été esclavagiste, et c’est pourquoi les manifestants de Bristol ne se sont plus contentés que sa statue soit taguée d’un slave trader : ils l’ont renversée, piétinée et jetée dans le port.

Plus près de chez moi, en 2018, l’adresse de la faculté des Lettres et des Sciences humaines de l’Université de Neuchâtel a changé, car les autorités de la ville ont rebaptisé l’Espace Louis-Agassiz en Espace Tilo-Frey. Louis Agassiz (1807-1873) a été l’un des plus fameux scientifiques de son temps, spécialiste des poissons et théoricien des glaciations. Son nom est attaché à plusieurs espèces animales et à une montagne, le pic Agassiz, dans les Alpes bernoises. Il s’est installé aux États-Unis, où il a poursuivi ses études des glaciations, et un lac américain porte son nom. Mais Agassiz a aussi développé des théories selon lesquelles les races humaines seraient associées à des zones climatiques, fournissant une justification « scientifique » du racisme, raison pour laquelle il a été décidé de donner à cette place le nom de Tilo Frey, femme politique suisse d’origine camerounaise.

Ces motivations sont honorables. Le racisme n’est pas tolérable. Faut-il dès lors continuer ce processus et supprimer également la statue de David de Pury, qui se dresse sur la place qui porte son nom à Neuchâtel ? David de Pury (1709-1786) a amassé une fortune considérable dans le commerce des diamants et du bois précieux et, tout comme Edward Colston, il s’est enrichi dans le fameux commerce triangulaire. Si on l’a fait pour Colston, si on a débaptisé l’Espace Louis-Agassiz, il n’y a pas de raison de laisser la statue de David de Pury en place, même si Neuchâtel a énormément bénéficié de sa générosité pour son développement.

Mais le déboulonnage des statues ne relève pas que de la justice et de la morale: c’est aussi une attitude problèmatique à l’égard de l’histoire. Nos sursauts d’indigation ne supportent pas que notre histoire comporte des aspects déplaisants, surtout quand il s’agit de racisme. Et encore moins d’en avoir des témoins sous nos yeux en forme de statues au milieu de nos places.

Je me souviens de ma stupéfaction quand, visitant le musée Lénine de Prague, dans les années 1970, j’ai découvert que les photos des membres fondateurs de l’URSS avaient été modifiées pour en effacer l’image de Trotski. Or Léon Trotski a été, avec Lénine, le principal instigateur de la Révolution d’octobre, et il a fondé l’Armée rouge. Son rôle a été considérable durant les premières années de l’Union soviétique. La jeune guide, à qui on a fait observer que Trotski manquait sur la photo, ne s’est pas démontée : c’était un traître, et les traîtres n’ont pas droit aux honneurs de l’histoire. J’ignore ce que ou qui Trotski a trahi, mais je sais qu’il a été chassé du gouvernement par Staline, qui l’a ensuite fait exclure du Parti communiste, et enfin assassiner au Mexique en 1940.

Aujourd’hui, beaucoup de statues de Staline et de Lénine ont disparu, déboulonnées elles aussi. Et si vous avez lu 1984, vous savez que le ministère de la Vérité s’occupe de modifier l’histoire du passé pour qu’elle colle à la propagande du moment.

Certes, nous n’en sommes pas à réécrire l’histoire. Mais il y a mieux à faire que de déboulonner les statues de ceux dont le passé nous choque : un devoir de mémoire à accomplir, moins expéditif et moins festif que l’iconoclasme appliqué aux tyrans et aux racistes. Il pourrait nous amener à réfléchir sur nous-mêmes et sur notre époque, à nous demander comment nous serons jugés dans un ou deux siècles, à supposer qu’il y ait encore des hommes et des femmes sur terre pour s’intéresser à nous. Nous, justiciers antiracistes, quelles sont les choses que nous célébrons, que tolérons ou que nous faisons tout pour ignorer, et qui pourraient être sévèrement jugées par nos descendants ? Deux exemples. Sommes-nous sûrs que nos caisses de pension ne financent pas l’industrie d’armement ou le commerce des matières premières, dont on dit qu’il peut être très dur envers les travailleurs qu’il exploite ? Savons-nous dans quelles conditions sont produits les vêtements bon marché que nous portons ?

Ce serait bien d’y songer — et aussi que cesse cette manie d’ériger des statues.

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Dans l’air du temps, vraiment ?

Quand un blog s’appelle « Dans l’air du temps », on s’attend à ce qu’il y soit question de l’actualité. Or je reste le plus souvent dans l’anecdote, ou j’aborde des sujets à contre-temps. Tout le monde ayant un avis à propos de tout, il y a tellement de commentaires et de débats stériles que je ne vois pas la nécessité d’y ajouter mon grain de sel. Je préfère me situer dans l’accessoire et dans l’intempestif. J’admets que c’est aussi une solution qui me dispense de m’exposer en prenant parti sur les plus grandes.

Mais « qui ne dit mot consent », prétendait le pape Boniface VIII (1235–1303) : qui tacet consentire videtur. Vraiment ? Énumérer tout ce avec quoi je ne suis pas d’accord serait une tâche sans fin. Un exemple ? Je viens d’apprendre par Wikipedia que Boniface VIII est « célèbre pour avoir porté à son sommet l’absolutisme théocratique de la papauté ». Eh bien, voilà quelque chose avec quoi ne je suis pas du tout d’accord, et qui confère à sa formule des relents totalitaires. Qu’il soit donc connu que je ne consens pas tacitement à tout ce à quoi je n’apporte pas d’objection expresse.

Cela dit, il y a des moments où je ne vois plus comment éviter de parler de ce qui me fâche, me choque, me scandalise. Aujourd’hui, ce sont les deux événements suivants. La mort de George Floyd sous le genou d’un policier comprimant son cou pendant plus de 8 minutes montre jusqu’où peut aller le mépris d’autrui et le déni des droits les plus élémentaires, dans un pays qui se pose en défenseur de la liberté et des droits de l’homme. Comment peut-on traiter ainsi ses propres citoyens ? C’est trop.

Je ne supporte pas que son président ose s’emparer de la Bible pour faire sa propagande électorale au moment même où la police jette des gaz lacrymogènes contre ceux qui ont osé protester contre la mort de George Floyd. C’était le 1er juin. Qu’il applique à lui-même la loi et l’ordre et laisse tomber ce slogan au nom duquel tant de violences ont été commises. Ça suffit.

Le pasteur allemand Martin Niemöller était un homme courageux. Créateur de la Ligue d’urgence des pasteurs pour refuser les mesures antisémites du pouvoir nazi, il a été déchu de ses fonctions en 1933, arrêté en 1937 et fait prisonnier à Sachsenhausen et Dachau de 1941 à 1945. Il est l’auteur du fameux poème Quand ils sont venus chercher…

« Quand les nazis sont venus chercher les communistes,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas communiste.

Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas social-démocrate.

Quand ils sont venus chercher les syndicalistes,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas syndicaliste.

Quand ils sont venus me chercher,
il ne restait plus personne
pour protester. »

Dans ce qui fait l’air de notre temps, notre Zeitgeist, l’inquiétant est que cet inquiétant poème redevient d’actualité.

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La technique, un système, un monde

La technique me donne à penser depuis longtemps. La photo de l’antenne de Chasseral, qui sert d’en-tête à ce blog, en témoigne à sa façon.

La technique est omniprésente, pas seulement à cause du nombre incalculable d’objets techniques dont nous nous entourons, mais parce qu’elle imprègne nos mentalités, parce qu’elle infléchit nos raisonnements. Elle n’est pas seulement dans le monde, elle est notre monde. Les problèmes qu’elle se pose sont toujours des problèmes techniques. Elle ramène tout à ça et c’est pourquoi elle pense avoir des solutions à tous les problèmes.

Il paraît impossible d’en sortir, pour deux raisons.

Tout d’abord, la technique n’est pas simplement un élément parmi d’autres, dispensable et facultatif. La technique est un système et, en tant que système, elle « sait » s’adapter aux circonstances, aux défis; elle se renouvelle, trouve des solutions, se maintient et croît. C’est parce qu’elle nous englobe qu’il est si difficile de la penser comme phénomène global.

La deuxième raison est qu’elle a des racines extrêmement profondes en Occident, car elle est l’accomplissement de la métaphysique occidentale. Ces grands mots peuvent surprendre s’agissant de la technique, mais elle trouve son origine dans une certaine attitude que les philosophes des XVIe et XVIIe siècles ont théorisée, une conception issue de Descartes, entre autres, qui oppose la pensée, comprise comme l’essence même de l’homme, à tout le reste : « l’étendue », la matière, le monde extérieur, la nature. La pensée a mission de comprendre, de mesurer, de maîtriser ce qui est devant elle et s’oppose à elle. Du coup, la philosophie se fait science, vise la pratique, la transformation des choses, la maîtrise des lois naturelles pour les utiliser à notre profit, par exemple en comprenant l’origine des maladies et en produisant remèdes, parades et protections. Tout devient objet de pensée, objet pour la pensée, et c’est tellement efficace qu’à l’arrivée, il n’y a plus rien que des objets, tout a été transformé en objets. C’est très résumé, mais ça donne l’idée.

Avec cette double caractéristique d’être un système et de réaliser dans les choses l’aboutissement de métaphysique, le système technicien est solide et se présente comme un accomplissement tellement enviable qu’il a pris sur toute la face de la terre.

On peut s’en féliciter, mais on doit aussi interroger ce phénomène.

Comment s’y prendre ? Est-ce même possible ?

Oui, à condition de s’en extraire pour développer la possibilité de penser autrement non seulement la technique, mais aussi l’existence humaine, la nature, notre vie. Tant qu’on ne sort pas du monde, littéralement, pour trouver un point d’ancrage qui lui échappe, une réalité à l’aide de laquelle on puisse faire de la technique elle-même un objet de pensée, évaluable et démontable, c’est impossible.

Sans un transcendant, la critique de la technique est impossible.

« Le Transcendant {…) est la présupposition sans laquelle l’idée même d’une extranéité par rapport à la Technique moderne n’est pas possible. »

Jacques Ellul, Théologie et technique, Labor et Fides, 2015, p. 121.

Ellul l’a trouvé dans la révélation biblique, commme on l’a vu l’autre jour.

Est-ce à dire que la technique est déjà dans la Bible ? Peut-être bien, mais pas de la manière dont on s’y attend :

« La technique n’est pas le fruit du péché, mais le produit de la situation où le péché a mis l’homme, c’est-à-dire le règne de la nécessité. La technique est le nouveau milieu de l’homme, le nouveau sacré de l’homme, dont nous sommes tous des dévots idolâtres. »

Frédéric Rognon, introduction à Théologie et technique.

Il faudra y revenir.

Photo by Marvin Meyer on Unsplash. Mais encore une fois, la technique, c’est beaucoup plus que les ordinateurs.

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Slow Motion Zeitgeist

J’ai quitté Facebook

Comme beaucoup d’autres, j’ai décidé de quitter Facebook. C’est la deuxième fois que je le fais. J’étais revenu de ma première décision pour répondre à une invitation à rejoindre un groupe consacré à l’apologétique, mais j’y ai tellement peu contribué que ce motif est tombé.

Je suis lassé des fake news, des horreurs qu’on raconte sur telle ou telle chose, des affabulations ou des mensonges, ou la reprise de hoax déjà vus il y a des années, et la lecture des commentaires m’a laissé pantois devant tant de haine, de mauvaise foi, de fermeture. Facebook a réussi à transformer en leur contraire les espérances qui motivaient les pionniers du web. Cela s’ajoute à toutes les révélations sur l’usage des données privées qu’on y laisse forcément. C’est venu après le scandale de Cambridge analytica, après les fuites des identifiants, après qu’on a appris que les employés de Facebook avait accès en clair aux identifiants des usagers, autant de scandales qui, chacun, justifaient déjà qu’on quitte ce réseau. Mais la nausée qui m’est montée à la lecture de ces commentaires a été la chose en trop. Ça suffit.

Pour le moment, je garde mon compte Twitter, qui est soigneusement cloisonné, et où je ne trouve que les fils auxquels je me suis abonné. Mais je sais que si j’ouvrais le robinet, ce serait aussi l’horreur.

Que reste-t-il ? Il reste des outils dont je conserve une certaine maîtrise : mon site web, mes comptes mail, ma lettre de nouvelles. Des outils que je paie (je ne veux pas de comptes gratuits, qui me volent mes données), avec moins d'”amis” que sur Facebook, mais tant pis.

Photo by Alex Haney on Unsplash

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Bonheur Zeitgeist

Retour sur le thème du bonheur

Photo Jon Tyson, Unsplash.com

Le 25 février, j’ai eu l’occasion de lancer un débat sur le thème du bonheur comme marchandise. J’aimerais revenir sur deux ou trois éléments.

«Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre». 

Pascal, Pensées, Laf. 148.

Certes, mais les conceptions anciennes du bonheur sont très différentes de ce que nous propose la société marchande d’aujourd’hui. Quelques exemples pour illustrer ce point.

“Le bonheur est à ceux qui se suffisent à eux-mêmes”

Aristote

Aristote enseignait que le bonheur spécifiquement humain se trouve dans l’usage de la raison, car c’est la partie rationnelle de notre âme qui nous distingue des animaux. Nous serons heureux si nous recherchons la vertu dans un chemin qui évite les excès et les extrêmes, et la contemplation nous rapprochera du divin, qui est pure pensée. Les plaisirs des sens sont certes agréables, mais ils constituent une satisfaction que les animaux éprouvent aussi. Ils n’ont rien de proprement humain.

Les épicuriens et les stoïciens professaient des doctrines différentes, mais ils se retrouvaient quand ils estimaient que la sagesse – et donc le bonheur – ne s’atteignent que dans un travail sur soi, dans la maîtrise des passions, qui nous jettent hors de nous-mêmes quand elles ne sont plus contrôlées. C’est un chemin difficile, parfois ascétique, loin de la foule et de ses idées toutes faites sur le bonheur.

Les stoïciens visaient l’apathie, c’est-à-dire l’absence de souffrance.

N’essaie pas que ce qui arrive arrive comme tu veux, mais veux ce qui arrive comme il arrive, et tu couleras des jours heureux.

Épictète, Manuel, VII.

Pour les épicuriens, tous les plaisirs ne sont pas à rechercher:

Il faut […] comprendre que, parmi les désirs, les uns sont naturels et les autres vains, et que parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres seulement naturels. […] Une théorie véridique des désirs sait rapporter les désirs et l’aversion à la santé du corps et à la tranquillité de l’âme, puisque c’est là la fin d’une vie bienheureuse, et que toutes nos actions ont pour but d’éviter à la fois la souffrance et le trouble.

Épicure, Lettre à Ménécée

À l’opposé, il y a ces paroles de Jésus dans les Béatitudes, déclarant heureux tous ceux que le sens commun considère comme les plus malheureux des hommes : les pauvres en esprit, les humbles, ceux qui pleurent, les assoiffés de justice, les persécutés, les miséricordieux ? D’une certaine manière, ce sont des passionnés qui souffrent de l’absence de ce à quoi ils aspirent. S’ils sont déclarés heureux, c’est à cause de la promesse que leur récompense sera grande dans les cieux.

Mais c’est ici-bas que nous voulons être heureux et la société dans laquelle nous vivons se propose de réaliser notre bonheur d’une tout autre manière. Le bonheur ici-bas, et non dans les cieux; le bonheur par la satisfaction de tous nos désirs, de tous nos fantasmes, de toutes nos passions. Le bonheur n’est pas pour ceux qui voudraient se suffire à eux-mêmes, les pauvres, mais pour ceux qui ont compris que la consommation va les combler.

C’est à peine caricatural. Dans un prochain billet, nous allons voir comment on est passé des conceptions antiques du bonheur à leur contraire.

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Philosophie Zeitgeist

Que du bonheur

Le véritable bonheur consiste à vivre conformément à son essence. L’homme étant par définition un animal rationnel, c’est en privilégiant l’usage de sa différence spécifique, la raison qu’il sera heureux : dans l’action, en trouvant le juste milieu entre les excès et les extrêmes; et dans la contemplation, cette activité par laquelle il soigne sa ressemblance avec le divin.

Tel est le bonheur selon Aristote, qui a fait l’objet du premier débat de cette série de labos-philo sur le bonheur. Avec le bonheur comme marchandise, nous interrogeons la société d’aujourd’hui. Mandeville, Voltaire et Dany-Robert Dufour vont nous aider à situer le débat.

Rendez-vous donc lundi 25 février à 20h chez Heidi.com à Neuchâtel. J’aurai le privilège de donner le coup d’envoi. Les débats seront animés par Matthieu Béguelin.

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L’École d’Athènes et la plaque de chocolat performative

De passage à Lucerne, la semaine passée, j’ai visité le Musée des Beaux-Arts au quatrième étage du KKL. Il présentait entre autres l’exposition annuelle des artistes de la Suisse centrale, ainsi qu’une installation de Simon Ledergerber intitulée l’École d’Athènes (vidéo à voir en suivant le lien).

Simon Ledergerber, Die Schule von Athen. Photo Kunstmuseum Lucerne

Quand je pense à l’autre École d’Athènes, celle de Raphaël, qui est une allégorie de la philosophie, je trouve celle de Ledergerber bien peu peuplée. Mais qui sait si elle n’est pas en phase avec une certaine philosophie de notre époque, occupée à tourner en rond en grattant les murs à la recherche de traces anciennes ?

Raphaël, L’École d’Athènes, Palais du Vatican, Chambre de la signature. Image Wikipedia.

L’élément qui a vraiment retenu mon attention lors de ma visite était une table dans un couloir, où étaient disposées une douzaine de tablettes de chocolat avec une pièce de 5 francs, rappelant les cadeaux qui font plaisir aux enfants. Une information en deux langues posée sur la table invitait à en prendre une, à condition de l’offrir le jour même à une personne inconnue.

J’ai pris celle de la photo ci-dessus en me demandant à qui je pourrais bien la donner. Un SDF ? Un mendiant ? Ce serait parfait, mais je n’en ai pas vus. À cela s’ajoutait la crainte de devoir tout expliquer, le musée, la table, la consigne à observer. Celle d’essuyer un refus aussi : une tablette de chocolat est facile à accepter, mais il y avait la pièce de 5 francs.

Finalement, le bénéficiaire a été l’employé du wagon restaurant dans le train de Bâle à Berne (j’ai beaucoup voyagé ce jour-là). Il avait plusieurs repas à servir, il était stressé et il passait à côté de moi sans même me demander ce que je voulais. J’ai dû insister pour passer commande. J’étais irrité, il ne m’était pas sympathique. Je lui ai donné la plaque après avoir payé mes consommations, peu avant Berne, en lui disant qu’elle était pour lui, que c’était un cadeau, ein Geschenk. Et là, il a été transfiguré en homme content, souriant, heureux. Il m’a remercié plusieurs fois, et m’a encore apporté un espresso pour me remercier une fois de plus.

J’ai fait un cadeau qui ne m’a rien coûté, sauf qu’il m’engageait à faire quelque chose de précis. Celui qui l’a reçu s’est empressé de m’offrir quelque chose. Don, contre-don. Et l’occasion d’une expérience déstabilisante pour lui et pour moi.

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Dans l’air du temps

Au Damassinier, tel était le nom de ce blog jusqu’à présent. Je l’avais choisi en fonction d’un projet de maison d’édition qui n’a finalement publié qu’un seul de mes livres, AD éditions, où AD abrégeait “Au Damassinier”, en forme d’hommage à un damassinier qui était planté dans mon jardin.

Cet arbre, trop vieux, a dû être coupé, et je ne l’ai pas remplacé. Et comme la plupart des billets de ce blog parlent de l’esprit de notre temps, de notre Zeitgeist,  j’ai décidé de le rebaptiser Dans l’air du temps, sachant que le latin et le grec utilisent le même mot pour nommer l’air et l’esprit.

Ce sera donc dans l’air du temps. Et si vous vous demandez ce qu’est un damassinier, sachez que c’est un arbre fruitier qui produit de petites prunes très aromatiques, dont on tire, dans le Jura suisse, une eau-de-vie recherchée. Il a, dit-on, été ramené de Damas par les Croisés, qui y sont donc allés… pour des prunes.

Source de l’image : rts.ch

Je vous laisse avec cette seule image : celle de l’air du temps est trop multiple, ou alors invisible, comme l’air.

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Le match chinois de Walter Bosshard et Robert Capa

Robert Capa (1913-1954) est un photographe bien connu. Celle de ses photos qui montre un milicien républicain fauché par une balle franquiste est devenue l’icône de la guerre civile espagnole.

Photo Robert Capa / Magnum photos

Capa a photographié tous les grands conflits de son époque, dont la guerre sino-japonaise, en même temps qu’un de ses collègues, le Suisse Walter Bosshard (1892-1975). La Fotostiftung de Winterthour permet de les redécouvrir. Le site L’œil de la photographie donne une description exhaustive de l’exposition La Course à la Chine.

Capa et Bosshard, devenus amis, étaient en concurrence pour une publication dans Life. Bosshard gagne la course. Il a une connaissance étendue du terrain, où il a déjà beaucoup voyagé et vécu; il s’intéresse à la vie des gens, à leur quotidien, à leurs souffrances. Il va là où personne ne va, avec un côté aventurier sans peur et sans reproche. Ses images de la Mandchourie révèlent un pays extraordinaire. Il va aussi visiter Yan’an, la “capitale rouge”, et il est le premier à publier un portrait de Mao Zedong.

Mao Zedong à Yan’an, par Walter Bosshard

 

Ses images de la guerre sino-japonaise montrent combien cette guerre a été meurtrière et destructrice. La Chine, politiquement divisée, ne parvient pas à résister à l’invasion japonaiose. Étonnamment, Bosshard a ses entrées aussi bien du côté japonais que du côté chinois et photographie les généraux des parties adverses. C’est du très bon photojournalisme.

Walter Bosshard: Japanischer Bombenangriff auf eine Bahnlinie, Hankou, 1938 © Fotostiftung Schweiz / Archiv für Zeitgeschichte

Capa n’a pas eu la latitude de mouvement dont jouissait Bosshard. Mais la différence saute aux yeux. L’exposition présente quelques-unes de ses photos. Les différences sautent aux yeux : il est meilleur dans la composition, meilleur dans le cadrage, et il y a presque toujours du mouvements dans ses images. Il raconte quelque chose quand Bosshard montre et décrit.

Robert Capa: Wounded soldiers, Tai’erzhuang, Xuzhou front, China, April 1938 © International Center of Photography / Magnum Photos

Mais l’exposition vaut une visite rien que pour Bosshard. Les photos de Capa en supplément.