Jean François Jobin

Mois : juin 2020 (page 1 of 1)

Déboulonner

Depuis la mort de George Floyd, la présence de statues d’hommes célèbres qui ont aussi été esclavagistes devient intolérable à de nombreuses personnes. Ainsi, à Bristol, des militants antiracistes ont déboulonné la statue d’Edward Colston (1636–1721), qui a pris part à la traite de 84’000 esclaves dans le cadre du commerce triangulaire. Colston était aussi un philantrope qui a beaucoup donné pour le développement de sa ville, créant des écoles, des orphelinats, généreux à l’égard des églises et des associations caritatives. D’où la statue, mais aussi une rue, une avenue, une salle de spectacle et un petit pain à son nom. La statue honore certainement le philanthrope, mais il a été esclavagiste, et c’est pourquoi les manifestants de Bristol ne se sont plus contentés que sa statue soit taguée d’un slave trader : ils l’ont renversée, piétinée et jetée dans le port.

Plus près de chez moi, en 2018, l’adresse de la faculté des Lettres et des Sciences humaines de l’Université de Neuchâtel a changé, car les autorités de la ville ont rebaptisé l’Espace Louis-Agassiz en Espace Tilo-Frey. Louis Agassiz (1807-1873) a été l’un des plus fameux scientifiques de son temps, spécialiste des poissons et théoricien des glaciations. Son nom est attaché à plusieurs espèces animales et à une montagne, le pic Agassiz, dans les Alpes bernoises. Il s’est installé aux États-Unis, où il a poursuivi ses études des glaciations, et un lac américain porte son nom. Mais Agassiz a aussi développé des théories selon lesquelles les races humaines seraient associées à des zones climatiques, fournissant une justification « scientifique » du racisme, raison pour laquelle il a été décidé de donner à cette place le nom de Tilo Frey, femme politique suisse d’origine camerounaise.

Ces motivations sont honorables. Le racisme n’est pas tolérable. Faut-il dès lors continuer ce processus et supprimer également la statue de David de Pury, qui se dresse sur la place qui porte son nom à Neuchâtel ? David de Pury (1709-1786) a amassé une fortune considérable dans le commerce des diamants et du bois précieux et, tout comme Edward Colston, il s’est enrichi dans le fameux commerce triangulaire. Si on l’a fait pour Colston, si on a débaptisé l’Espace Louis-Agassiz, il n’y a pas de raison de laisser la statue de David de Pury en place, même si Neuchâtel a énormément bénéficié de sa générosité pour son développement.

Mais le déboulonnage des statues ne relève pas que de la justice et de la morale: c’est aussi une attitude problèmatique à l’égard de l’histoire. Nos sursauts d’indigation ne supportent pas que notre histoire comporte des aspects déplaisants, surtout quand il s’agit de racisme. Et encore moins d’en avoir des témoins sous nos yeux en forme de statues au milieu de nos places.

Je me souviens de ma stupéfaction quand, visitant le musée Lénine de Prague, dans les années 1970, j’ai découvert que les photos des membres fondateurs de l’URSS avaient été modifiées pour en effacer l’image de Trotski. Or Léon Trotski a été, avec Lénine, le principal instigateur de la Révolution d’octobre, et il a fondé l’Armée rouge. Son rôle a été considérable durant les premières années de l’Union soviétique. La jeune guide, à qui on a fait observer que Trotski manquait sur la photo, ne s’est pas démontée : c’était un traître, et les traîtres n’ont pas droit aux honneurs de l’histoire. J’ignore ce que ou qui Trotski a trahi, mais je sais qu’il a été chassé du gouvernement par Staline, qui l’a ensuite fait exclure du Parti communiste, et enfin assassiner au Mexique en 1940.

Aujourd’hui, beaucoup de statues de Staline et de Lénine ont disparu, déboulonnées elles aussi. Et si vous avez lu 1984, vous savez que le ministère de la Vérité s’occupe de modifier l’histoire du passé pour qu’elle colle à la propagande du moment.

Certes, nous n’en sommes pas à réécrire l’histoire. Mais il y a mieux à faire que de déboulonner les statues de ceux dont le passé nous choque : un devoir de mémoire à accomplir, moins expéditif et moins festif que l’iconoclasme appliqué aux tyrans et aux racistes. Il pourrait nous amener à réfléchir sur nous-mêmes et sur notre époque, à nous demander comment nous serons jugés dans un ou deux siècles, à supposer qu’il y ait encore des hommes et des femmes sur terre pour s’intéresser à nous. Nous, justiciers antiracistes, quelles sont les choses que nous célébrons, que tolérons ou que nous faisons tout pour ignorer, et qui pourraient être sévèrement jugées par nos descendants ? Deux exemples. Sommes-nous sûrs que nos caisses de pension ne financent pas l’industrie d’armement ou le commerce des matières premières, dont on dit qu’il peut être très dur envers les travailleurs qu’il exploite ? Savons-nous dans quelles conditions sont produits les vêtements bon marché que nous portons ?

Ce serait bien d’y songer — et aussi que cesse cette manie d’ériger des statues.

Dans l’air du temps, vraiment ?

Quand un blog s’appelle « Dans l’air du temps », on s’attend à ce qu’il y soit question de l’actualité. Or je reste le plus souvent dans l’anecdote, ou j’aborde des sujets à contre-temps. Tout le monde ayant un avis à propos de tout, il y a tellement de commentaires et de débats stériles que je ne vois pas la nécessité d’y ajouter mon grain de sel. Je préfère me situer dans l’accessoire et dans l’intempestif. J’admets que c’est aussi une solution qui me dispense de m’exposer en prenant parti sur les plus grandes.

Mais « qui ne dit mot consent », prétendait le pape Boniface VIII (1235–1303) : qui tacet consentire videtur. Vraiment ? Énumérer tout ce avec quoi je ne suis pas d’accord serait une tâche sans fin. Un exemple ? Je viens d’apprendre par Wikipedia que Boniface VIII est « célèbre pour avoir porté à son sommet l’absolutisme théocratique de la papauté ». Eh bien, voilà quelque chose avec quoi ne je suis pas du tout d’accord, et qui confère à sa formule des relents totalitaires. Qu’il soit donc connu que je ne consens pas tacitement à tout ce à quoi je n’apporte pas d’objection expresse.

Cela dit, il y a des moments où je ne vois plus comment éviter de parler de ce qui me fâche, me choque, me scandalise. Aujourd’hui, ce sont les deux événements suivants. La mort de George Floyd sous le genou d’un policier comprimant son cou pendant plus de 8 minutes montre jusqu’où peut aller le mépris d’autrui et le déni des droits les plus élémentaires, dans un pays qui se pose en défenseur de la liberté et des droits de l’homme. Comment peut-on traiter ainsi ses propres citoyens ? C’est trop.

Je ne supporte pas que son président ose s’emparer de la Bible pour faire sa propagande électorale au moment même où la police jette des gaz lacrymogènes contre ceux qui ont osé protester contre la mort de George Floyd. C’était le 1er juin. Qu’il applique à lui-même la loi et l’ordre et laisse tomber ce slogan au nom duquel tant de violences ont été commises. Ça suffit.

Le pasteur allemand Martin Niemöller était un homme courageux. Créateur de la Ligue d’urgence des pasteurs pour refuser les mesures antisémites du pouvoir nazi, il a été déchu de ses fonctions en 1933, arrêté en 1937 et fait prisonnier à Sachsenhausen et Dachau de 1941 à 1945. Il est l’auteur du fameux poème Quand ils sont venus chercher…

« Quand les nazis sont venus chercher les communistes,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas communiste.

Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas social-démocrate.

Quand ils sont venus chercher les syndicalistes,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas syndicaliste.

Quand ils sont venus me chercher,
il ne restait plus personne
pour protester. »

Dans ce qui fait l’air de notre temps, notre Zeitgeist, l’inquiétant est que cet inquiétant poème redevient d’actualité.