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Alors, Kant, qu’est-ce que les Lumières ?

(Pour rappel, on est en 1783, huit ans avant la Révolution française, en Prusse orientale, alors que Frédéric II, Frédéric le Grand, est roi de Prusse. Ce billet prend la suite du précédent.)

Les Lumières désignent le moment où l’homme cesse d’être mineur pour accéder à la majorité. Quand on est mineur, on est incapable de se servir de son propre entendement. Par paresse, par lâcheté, on préfère s’en remettre à des guides, à des tuteurs. Il faut du courage pour devenir majeur et on le devient en pensant par soi-même. Tout le texte de Kant peut être résumé par cet impératif : aie le courage de te servir de ton propre entendement !

Comment devenir majeur ?

On peut rester mineur toute sa vie en s’appuyant sur des tuteurs : pas besoin de penser si d’autres le font pour moi. Ces tuteurs, qui ont aimablement pris sur eux de conduire l’humanité, soulignent combien il est dangereux de sortir de sa minorité. Ils s’arrangent pour rendre le “bétail domestique” (l’expression est de Kant) bien sot et lui interdisent de faire le moindre pas en dehors de l’enclos. Mais en réalité le danger n’est pas bien grand : il suffit d’un peu d’entraînement pour apprendre à marcher seul. Au début, on trébuche, on tombe, mais on apprend aussi à se relever et à trouver peu à peu son assurance.

La personne chez qui la mentalité minoritaire est devenue une seconde nature aura de la peine à sortir de l’état de minorité, car on ne lui a jamais permis de se servir de son propre entendement. Peu nombreux sont ceux qui y parviennent par leur propre travail. La chose est plus facile au niveau collectif, estime Kant: il est possible qu’un public s’éclaire lui-même, pour peu qu’on lui en laisse la liberté, mais c’est un processus lent, qui suppose l’introduction de nouvelles façons de penser, tout le contraire de ce que serait l’introduction de nouveaux préjugés, par lesquels on tient les gens en laisse. Il faut aussi compter avec le fait que public a tendance à forcer ceux qui se sont libérés à retourner sous le joug commun.

Usage public et usage privé

Que faut-il donc pour favoriser les Lumières ? Rien d’autre que la liberté de faire un usage public de sa raison. De tous côtés, on entend crier : ne raisonnez pas, mais faites ce qu’on vous dit; ne raisonnez pas, mais payez; ne raisonnez pas, mais croyez, etc. Or il faut faire usage de sa raison dans tous les domaines, mais principalement celui de la religion. C’est ici que Kant introduit une distinction entre son usage public et son usage privé. L’usage public est celui qu’on en fait en tant que savant devant l’ensemble du public qui lit, alors que l’usage privé est celui qu’on fait dans l’exercice d’une charge ou d’une fonction qui nous est confiée.

L’usage public doit toujours être libre, mais l’usage privé peut et doit être restreint, dans l’intérêt de la communauté. Devant les fidèles de son église, le prêtre ou le pasteur s’en tiendra à la confession de foi qu’il est chargé d’enseigner. Là, il n’est pas permis de raisonner, on doit obéir. Devant les fidèles de son église, le prêtre ou le pasteur s’en tiendra à la confession de foi de sa communauté, qu’il est chargé d’enseigner. En tant que mandataire de l’église, il présentera ce qu’il enseigne comme quelque chose qu’il n’a pas le droit d’enseigner selon son opinion personnelle. Il est soumis à une autorité supérieure.

En revanche, en tant que savant, devant ses pairs, il n’a pas seulement pleine liberté mais mission de communiquer ses pensées soigneusement pesées à propos de la religion et de ses enseignements, en vue d’une meilleure organisation. La même personne peut se trouver faire les deux usages de sa raison, suivant qu’elle agit en tant qu’employé ou fonctionnaire, ou qu’elle se prononce en tant que savant, spécialiste, expert, devant un public qui discutera de ses propositions.

Voilà, pour l’essentiel, les thèses de Kant. Elles m’inspirent les remarques suivantes.

Sommes-nous éclairés aujourd’hui ?

On pourrait le penser : on peut discuter de tout, tout est remis en question, la religion ne fait même plus débat (tant qu’il s’agit du christianisme). Mais on est loin des critères que Kant posait. Tout le monde se croit invité dans les débat, et pas seulement les docteurs, les spécialistes, ceux qui ont étudié un domaine à fond. Qui est encore disposé à participer de bonne foi à un débat argumenté? Les opinions s’opposent aux opinions, la posture victimaire est valorisée, et on a l’impression que plus on est minoritaire, plus on se croit autorisé à faire un complexe de supériorité. Cette confusion, loin des lumières de la raison, va jusqu’à remettre en question des valeurs cardinales de nos démocraties sont remises en question. Il y a de quoi s’inquiéter. Pour paraphraser Kant, on pourrait dire que tout le monde veut faire un usage public de sa raison, mais que l’usage privé, dans le souci du bien commun, on le trouve pénible et peu désirable. Voilà du moins ce que les médias renvoient comme image du fonctionnement de notre société.

Kant est-il responsable de cette situation dégradée ?

Je cite un passage d’une lettre de nouvelles de Philosophie Magazine datée du 15 février dernier :

“Je veux montrer qu’Emmanuel Kant, né ici il y a près de 300 ans, a un lien presque direct avec le chaos mondial auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. Il a en outre un lien direct avec le conflit militaire en Ukraine.” C’est en ces termes incongrus que s’exprimait récemment le gouverneur russe de Kaliningrad (ex-Koenigsberg, la ville du philosophe allemand) Anton Alikhanov devant le “Ve Congrès des politologues“.

Comment interpréter ces propos ?

Une lecture tant soit peu sérieuse de Kant aura de la peine à soutenir pareille thèse. Kant n’est pas un nihiliste, mais son œuvre critique a abouti à quelques conclusions douloureuses : notre pouvoir de connaître a des limites, il est impossible de faire de la métaphysique une science, la religion est légitime, mais relève de la foi, car notre raison est incapable de produire des preuves définitives. On ne peut prouver ni l’existence, ni l’inexistence de Dieu, par exemple. Le gouverneur de Kaliningrad paraît regretter le temps des tuteurs, des guides qui disaient au peuple ce qu’il doit croire et penser. De nombreux autocrates rêvent du retour de cette époque et travaillent à museler, à rééduquer leur population (et le reste du monde si possible) par le moyen de la propagande, de la diffusion d’informations biaisées, de l’enseignement très orienté de l’histoire, de la manipulation via les réseaux sociaux.

Comment lutter, sinon en prenant très au sérieux la maxime citée au début de ce billet : aie le courage de te servir de ton propre entendement! Analyse, considère, argumente, ne te laisse pas impressionner, cherche d’autres sources d’information pour vérifier celles que tu reçois habituellement, ne cède pas aux préjugés, etc.

Tâche difficile, mais nécessaire.

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Voir ou écouter ?

Nous commémorons cettre annér le 300e anniversaire de la naissance d’Emmanuel Kant, l’homme aux trois Critiques (de la raison pure, de la raison pratique et du jugement esthétique). Philosophe majeur, il a marqué l’histoire de la philosophie au point qu’on ne peut plus penser comme s’il n’avait jamais existé.

J’aimerais évoquer un petit essai qu’il a publié en 1783 en réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? C’est du moins ainsi qu’on a traduit en français Was ist Aufklärfung ? – traduction maladroite, j’y reviendrai.

Qui donc avait posé la question ? Un pasteur berlinois, Johann Friedrich Zöllner. Il avait pris la défense du mariage religieux contre le mariage civil, en réponse à un article anonyme qui en faisait l’apologie dans le numéro de septembre 1783 de la Berlinische Monatsschrift. Zöllner soutenait que mariage religieux était dans l’intérêt de l’État. Il polémiquait aussi contre la confusion et le trouble semés dans l’esprit et le cœur des gens au nom de l’Aufklärung, ajoutant, dans une note de bas de page, que ce concept d’Aufklärung était flou et que jamais personne n’avait répondu à la question de savoir ce qu’est –- alors qu’il s’agit d’une question presque aussi importante que celle de savoir ce qu’est la vérité.
Les réponses à cette question posée par un inconnu dans une note de bas de page sont venues en nombre, écrites par les auteurs les plus illustres de l’époque, parmi lesquels Kant.

Il est difficile de traduire Aufklärung en français. Le terme allemand signifie l’éclaircissement, l’explication, la clarification, l’élucidation, la démystification. Il s’agit effectivement d’apporter de la lumière dans quelque chose qui en manque. C’est un processus qui va à l’encontre de l’obscurantisme, principalement dans le domaine de la religion. Ce qu’on appelle le siècle des Lumières se dit en allemand das Jahrhundert der Aufklärung. En France, le XVIIIe siècle, dit sïcle des Lumières, est celui de Voltaire, de Montesquieu, de Diderot, de Rousseau, pour citer les plus connus. On peut le voir comme un héritage de Descartes qui, en identifiant la vérité avec l’évidence, a placé le débat sur un terrain qui appelle la lumière. Dans évidence, il y a la racine latine evidens, reliée au verbe video, voir. La vue est le sens auquel il est fait appel pour caractériser la vérité. Ce qui est évident est clair et distinct. Il faut donc chasser l’obscurité et la confusion.

Cette mise en lumière, cet appel à la transparence totale, est-on tenté de dire, me frappe par le fait qu’elle revient à tout mettre dans une forme d’extériorité et régler par là la question de la vérité et de l’erreur. Il suffirait de tout exposer à la lumière. Rousseau ne serait d’accord avec ce principe que dans sa pensée politique. À titre personnel, il mettait davantage l’accent sur l’intériorité – encore que ses Confessions, dans lesquelles il a voulu découvrir son cœur, montrer à ses semblables un homme dans toute la vérité de sa nature, n’en sont pas moins ambiguës, en ce sens que montrer, découvrir, c’est à nouveau mettre en lumière dans l’extériorité.

Tout le monde n’est pas d’accord pour considérer que la vérité ne se dit que par référence à la vue et à la lumière. Dans l’Ancien testament, “Écoute Israël ! L’Éternel notre Dieu, l’Éternel est un” (Deutéronome 6.4) sonne un commandement primordial, ce qui est confirmé par Jésus dans l’évangile de Marc en réponse à un scribe qui lui demande quel est le premier de tous les commandements : “Voici le premier : Écoute Israël, le Seigneur, notre Dieu, le Seigneur est un, et tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force. Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là.” Le mot d’ordre n’est pas “Vois!”, mais “Écoute !”

De manière inattendue, Nietzsche retrouve sur ce point la pensée biblique. Il voulait philosopher à coups de marteau. Le marteau était aussi bien celui des iconoclastes occupés à faire voler les idoles en éclats que le marteau d’auscultation du médecin, qui, à l’oreille, d’après le bruit produit dans l’organisme par le coup de marteau, pouvait connaître son état réel. On n’ausculte plus guère au marteau de nos jours. Le scanner et les IRM ont remplacé la subtilité de l’écoute par du bon gros visuel.

C’est dire si le thème de la lumière — et des Lumières — est fondamental dans notre culture. Que dit donc Kant dans sa réponse à la question Qu’est-ce que les Lumières ?

Ce sera le thème de mon prochain billet.