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Petite revue de presse

Lundi 15 septembre, je participerai à la Foire du Livre du Locle. Venez faire dédicacer votre exemplaire.

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Voici, par ordre chronologique inverse, trois articles de la presse régionale qui se font l’écho de mon livre :

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Choses vues Le Prix du Hasard

Coquilles

C’est ennuyeux, les coquilles. J’ai lu et relu et re-relu les épreuves de mon livre, j’en ai trouvé un certain nombre, elles ont été corrigées. Un des premiers lecteurs m’a félicité parce qu’il avait pu lire le livre jusqu’au bout sans tomber sur une seule faute, ce qui est rare de nos jours.

Hélas, j’en ai laissé plusieurs, comme me l’a fait remarquer une amie, qui en a dressé la liste.

Je vous laisse le soin de les reporter dans votre propre exemplaire, si le cœur vous en dit.

Par bonheur, j’ai échappé à la pire des coquilles, celle qui consiste à oublier la lettre Q dans le mot “coquille”…

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Choses vues Zeitgeist

Rapide, l’informatique ?

Pas tellement. Hier, pour me mettre à écrire, j’ai voulu connecter mon Magic Keyboard à l’iPad. Rien de plus simple ? Non, c’était compliqué, car ce clavier bluetooth était déjà jumelé à mon ordinateur de bureau, avec lequel j’utilise un autre clavier. Il a donc fallu déjumeler le clavier «magique» de l’iMac pour y parvenir. Hélas, en voulant le faire, mon doigt a glissé et c’est le trackpad que j’ai déjumelé. J’étais bloqué : impossible de déplacer le curseur, impossible de cliquer où que ce soit. Il me fallait un autre pointeur avec liaison filaire à l’ordinateur. J’ai fini par retrouver la souris de mon premier iMac couleur framboise, perdue dans un grand carton plein de vieux matériel informatique.

Une fois le trackpad reconnecté, j’ai pu déjumeler le clavier de l’iMac et le jumeler avec l’iPad. Ouf.

Pourquoi voulais-je cette connexion alors qu’un beau clavier Logitech Combo Touch est associé à ma tablette? Parce que le fonctionnement erratique de son pavé tactile me dérange quand j’écris. Le curseur saute à un autre endroit sans raison apparente. Sa surface est très sensible. Je voudrais le désactiver, mais ça n’est pas prévu. J’ai collé des post-it par dessus, mais ça n’a presque rien changé, raison pour laquelle, quand je travaille dans mon bureau, j’utilise un autre clavier pour éviter de toucher ce satané trackpad.

Au total, une demi-heure de perdue.

Si j’avais pris une feuille de papier et un crayon, ou un stylo, ou encore ma machine à écrire mécanique, j’aurais évité toutes ces contrariétés.

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Choses vues Zeitgeist

En attendant

Quelques jours pour prendre des vacances. La météo n’est pas de la partie, c’est donc l’occasion de lire, de passer du temps avec les amis, d’écrire un peu, de réfléchir à la manière de reprendre, la semaine prochaine, mes activités régulières. Ce temps libre m’angoisse par moments : comment l’occuper, en tirer le meilleur parti possible, ne pas le laisser s’écouler sans que rien de spécial ne se passe ? Je rêve pourtant de ces moments quand j’en suis privé, et je me retrouve désemparé quand ils sont là. C’est bête.

À part cela, je viens de découvrir la dernière pub d’Apple pour le nouvel iPad. Je suis consterné. C’est la destruction de la culture.

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Le Prix du Hasard

La playlist du Prix du hasard

Les lecteurs attentifs auront remarqué qu’il y a de la musique à certains moments du roman. Quand Emmanuel Dorn et son ami Ignace Jeannerat prennent l’apéro après leur séance de fitness, ils entendent une version inhabituelle d’Eleanor Rigby. Au lieu de celle des Beatles, c’est une version interprétée par Nguyên Lê, tirée de son album Songs of Freedom (2011). Nguyên lê est un guitariste de jazz français d’origine vietnamienne, et la voix est celle de Youn Sun Nah. Dans tous les cas, c’est la version studio que je préfère. Le dernier accord est une splendeur.

Justine Weiss écoute les Nocturnes de Chopin un soir dans son appartement, dans la version d’Arthur Rubinstein.

Autre moment musical: celui où Angela Daemmer célèbre sa nuit d’amour avec Emmanuel Dorn en chantant sa playlist amoureuse dans laquelle se trouvent Tina Arena avec Chains et Alicia Keys avec Fire we make.

Enfin, il y a une des allusions à deux chansons. La première n’est pas nommée. C’est À bout de souffle, que Claude Nougaro chante sur l’air de Blue Rondo A La Turk de Dave Brubeck. Un polar en trois minutes. Tout à la fin, en train de mourir, le personnage incarné par la voix de Nougaro évoque pour sa Suzy le rêve qui s’échappe : “les palaces, le soleil, la mer bleue, toute la vie, toute la vie…”, ce à quoi Justine, mon personnage, ne peut se résoudre à rêver quand elle y pense.

La deuxième est de Bob Dylan, All I Really Want To Do, quand Justine estime que toutes les choses que Dylan ne veut pas faire avec sa chérie sont exactement celles que le Paradigme veut faire avec nous.

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Écrire Le Prix du Hasard

Enfin !

Voir son livre imprimé, le toucher, le prendre en main, après tout le temps passé à y travailler en espérant sa publication un jour, quelle satisfaction et quel plaisir!

Pour le Prix du hasard, j’ai dû faire quelques efforts imprévus pour parvenir à jouir de ce moment.

Le 23 avril dernier, la boutique de la Couronne à Sonceboz organisait une petite exposition d’oeuvres d’écrivains de la région, à l’occasion de la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur (dont j’ignorais jusque là l’existence). Invité à me joindre à l’événement pour une séance de signatures, je ne voulais pas manquer cette occasion et, sachant que mon livre était imprimé, je ne me suis pas préoccupé de savoir s’il était effectivement disponible.

Le 9 avril, j’ai reçu cette image que m’a envoyée la maison d’édition

Il ne l’était pas, car les pages, certes imprimées, n’étaient pas montées, la couverture devait passer au laminage et le brochage effectué. Les délais étaient trop courts pour que toutes ces opérations soient menées à temps, d’autant que le 18 avril, quand la presse a annoncé que je signerais mon dernier roman le 23, l’éditeur n’était pas au courant de l’événement.

Bref, le livre n’était pas prêt. J’ai donc, la mort dans l’âme, écrit un mail à l’organisateur pour lui dire que j’allais renoncer — sans savoir qu’au même moment, mon éditeur faisait imprimer en numérique une petite série de 50 exemplaires, qu’il était possible de faire relier avec une technologie plus rapide, à condition d’apporter les nouvelles pages imprimées chez le relieur et d’aller chercher les livres reliés une fois le travail terminé.

18 avril : le carton contenant les pages des 50 premiers exemplaires

J’ai fait les déplacements nécessaires, de chez moi à l’imprimerie de Sainte-Croix, de Sainte-Croix à Etoy où se trouve l’entreprise de reliure et, le lundi 22, je suis retourné à Etoy pour prendre livraison des exemplaires enfin disponibles. Le lendemain, j’ai pu me présenter avec les livres, recevoir les premiers lecteurs, rencontrer la presse, et me détendre un peu.

22 avril : je découvre les premiers exemplaires de mon livre
Et le 24 avril, premier écho dans la presse.

Que mon éditeur, les éditions Mon Village, et LG reliure soient remerciés pour leur beau travail et leur amabilité. Désormais, le livre est disponible chez le distributeur et en librairie.

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Le Prix du Hasard

Le Prix du hasard en avant-première

Mardi 23 avril, je dédicacerai mon nouveau roman, Le Prix du hasard, à la Couronne de Sonceboz-Sombeval, de 14 à 18h.

La Journée mondiale du livre et du droit d’auteur a lieu chaque année le 23 avril. À cette occasion, d’autres œuvres d’écrivains de la région seront présentées en collaboration avec la librairie du Pierre-Pertuis de Tavannes.

Pour la petite histoire, je signale que l’intrigue de mon roman commence et s’achève sur le quai de la gare de Sonceboz-Sombeval. C’est donc dans cette localité qu’il convient d’organiser la première présentation de ce livre.

Si vous voulez être les premiers à découvrir Le Prix du hasard, n’hésitez pas. Il ne sera pas disponible en librairie avant la fin du mois.

C’est ici que cela se passe !

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Christianisme La Sagesse ou la Vie Philosophie

La philosophie religieuse

Voici le dernier billet de la série consacrée à la pensée de Léon Chestov. Les précédents sont, dans l’ordre La foi, la raison et l’esprit critiqueAu centre d’EdenLe terrain des faits et La raison, quelle autorité?

La philosophie religieuse

Après les développements évoqués dans les billets précédents, on comprend que, pour Léon Chestov, la philosophie religieuse, s’il doit y avoir quelque chose qui porte ce nom, n’a rien à voir avec la recherche des vérités universelles et nécessaires. La philosophie religieuse ne s’arrête pas non plus à la lettre du texte biblique pour s’engager dans une recherche sans fin qui en oublie le sens ; elle ne regarde pas en arrière pour éviter la paralysie de la pensée; elle ne cherche pas à comprendre la différence entre le bien et le mal. Mais peut-on encore appeler philosophie une recherche qui se détourne du savoir? Elle est pourtant une recherche active, une lutte suprême pour surmonter la peur de Dieu en faisant taire les mensonges, pour retrouver la liberté originelle et le «voici, c’était très bon» d’avant la Chute, quand l’exercice de notre raison ne nous avait pas encore réduits à nous contenter d’un bien impuissant et d’un mal destructeur; quand elle ne nous avait pas encore privés de la participation à l’œuvre créatrice de Dieu, ni assommés par l’écrasante et fausse évidence que ce qui est est de toute éternité et qu’il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps. Maintenant s’éclaire la parole de Paul disant que la sagesse des hommes est folie aux yeux de Dieu.

Le plus sage des hommes fut le plus grand des pécheurs, ainsi que le perçurent tous deux Kierkegaard et Nietzsche pourtant si dissemblables. Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché.

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 38

Le tragique est qu’il est tout à fait possible de créer une religion à l’aide des vérités mortelles, dans les limites de la raison, et de la couronner par une éthique sublime. Mais Dieu n’y sera pas, car pour le rejoindre, il faut aller vers une autre source de vérité, celle que la Bible appelle la foi,

qui est cette dimension de la pensée où la vérité s’abandonne sans crainte, joyeusement, à l’entière disposition du Créateur: que Ta volonté soit faite!

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 36

On va vers la foi en tournant le dos aux charmes de la raison et à son cortège de contraintes physiques et morales. Il y a dans l’Écriture cette promesse que chacun recevra selon sa foi (Matthieu 8.13) — une promesse qui ne contraint pas, qui n’a rien de séduisant pour la raison et n’obtiendra jamais l’approbation de l’éthique chez les ressortissants d’Athènes. En revanche, ceux qui ont quelque racine en Jérusalem sont sans doute mieux disposés à entendre cette autre promesse sidérante pour la raison :

Tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l’avez reçu, et cela vous sera accordé.

Marc 11.24

Et pourtant, dans le Notre Père, nous lui demandons « Que ta volonté soit faite » ! Un paradoxe de plus, qui ne peut se résoudre que dans une démarche de foi.

Faire demi-tour

Si l’arbre de la connaissance est une impasse mortelle, comment faire demi-tour ? Pourrons-nous déjouer la garde des chérubins et la flamme de l’épée qui tournoie pour accéder de nouveau à l’arbre de vie? Qu’est-ce que cette vie-là? À quoi ressemble-t-elle? Et si jamais nous nous trouvions en situation de consommer son fruit, ne devrions-nous pas au préalable nous désintoxiquer du poison que nous avons absorbé avec la connaissance? Est-ce possible, au moins un peu?

Oui, mais à condition de se rapporter à un nouveau type d’humanité, ou à une humanité refondée sur des bases différentes de celles qui ont été héritées depuis les origines. Adam lui aussi était appelé fils de Dieu (Luc 3.38). Mais il a fait fausse route et, avec lui, tous ses descendants sinon par le sang, du moins par la disposition d’esprit qui provient de l’arbre de la connaissance. Nous pouvons retrouver le chemin de la vie. Pour cela, il faut un nouvel Adam, un nouveau fils de Dieu. Selon la première lettre aux Corinthiens, cet homme nouveau, c’est Jésus-Christ:

«Le premier homme, Adam, devint une âme vivante. Le dernier Adam est devenu un esprit vivifiant».

1 Corinthiens 15.45

Il n’est pas indifférent que cette affirmation figure dans un chapitre où il est question de la résurrection. La mort est venue par la faute d’Adam, et c’est par Jésus-Christ, ressuscité d’entre les morts, que la résurrection devient possible. La mort du Christ et sa résurrection ouvrent un chemin de salut pour les hommes qui décident de marcher à sa suite, qui cherchent Dieu, reconnaissant qu’en référence au Bien de Dieu, ils sont radicalement insuffisants, pécheurs, perdus. Jésus est mort pour ces péchés, réglant tout ce passif envers Dieu pour ceux et celles qui se mettent dans le chemin qu’il a ouvert.

La parabole du fils prodigue donne une image de la situation de l’homme. Il a dépensé tout son héritage en menant grand train dans le monde ; prenant la mesure de sa ruine et de son échec, il retourne, honteux et confus, à la maison de son père, qui le reçoit à bras ouverts. Le «second Adam» a rétabli les possibilités que le premier a gâchées: la vie, l’innocence, le compagnonnage avec Dieu, la promesse de la résurrection et de la vie éternelle dans un corps aux caractéristiques différentes du nôtre. Tout homme et toute femme peuvent devenir fils adoptif, fille adoptive du Père, frère ou sœur de Jésus, «mais étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la vie, et il y en a peu qui le trouvent» (Matthieu 7.14).

Cela passe par un changement de mentalité, ce que Platon appelait une conversion de l’âme: au lieu de s’enfoncer toujours davantage dans le monde, elle fait demi-tour vers la lumière et le Bien, autrement dit vers Dieu.

Qu’est-ce que la Chute sinon la poursuite d’une vérité et l’assurance de l’avoir trouvée, la passion pour un dogme, l’établissement dans un dogme? Le fanatisme en résulte — tare capitale qui donne à l’homme le goût de l’efficacité, de la prophétie, de la terreur — lèpre lyrique par laquelle il contamine les âmes, les soumet, les broie ou les exalte… »

E.M. Cioran, Précis de décomposition, 1949

écrit Cioran, qui se sent plus rassuré dans la compagnie des fainéants et des sceptiques que dans celle des convaincus qui veulent agir. Notons en passant que la transmission du péché originel, si choquante soit-elle pour notre sens de la justice, prend du sens si nous la comprenons non comme une aberration génétique, mais comme la manière dont nous avons appris à vivre, à penser et à croire que c’est par nos propres forces, par le moyen de la connaissance que nous pourrons nous en sortir et nous sauver nous-mêmes. Et si la stérilité de nos existences et la rareté de nos moments de bonheur et de plénitude tenaient à cette attitude tellement bien apprise que nous n’en imaginons pas d’autre possible?

Pétrifiés par nos origines

Aujourd’hui, quand on se retourne pour regarder en arrière, on trouve les théories modernes de l’origine de l’univers, le Big Bang et tout le discours de la théorie de l’évolution à partir des soupes prébiotiques et de la réunion fortuite des conditions permettant l’émergence des premières formes de la vie — après quoi Darwin explique que la lutte pour la survie sélectionne automatiquement les formes les plus performantes, et ainsi de suite. Le regard braqué sur ces idées, nous nous découvrons nous aussi un peu soupe prébiotique, fascinés par l’humilité de nos origines, par notre parenté avec les singes et, somme toute, avec beaucoup d’autres animaux, car nous sommes aussi des mammifères. Mais si la chaîne des causes qui nous ont finalement conduits à exister fait ainsi apparaître que nous ne sommes que des animaux, certes doués de raison, certes plus évolués que nos cousins, certes munis d’un cerveau plus complexe et plus performant, alors nous devons conclure que nous ne valons pas plus que les représentants des autres espèces. En forçant à peine le trait, nous pourrions encore franchir la barrière de la vie et nous reconnaître dans les objets inanimés, dans les choses, avec lesquels nous partageons des points communs, car nous sommes tous poussières d’étoiles et notre corps contient des atomes de carbone, comme les pierres. Remonter à l’origine et à ce que la science moderne nous permet de reconnaître comme causes de ce que nous sommes, c’est effectivement nous retrouver pétrifiés. Seul le récit de la Genèse dit simultanément que nous sommes poussière (Genèse 3.19) et que nous sommes animés d’un souffle vital, d’une âme vivante qui vient directement de Dieu (Genèse 2.7).

«Et pourquoi aussi ne jugez-vous pas par vous-mêmes ce qui est juste?», demande Jésus (Luc 12.57). Si Dieu nous a faits de peu inférieurs aux anges (Psaume 8.6), il n’est pas question que nous nous laissions transformer en bêtes.

Sans vouloir passer pour un fanatique des théories du complot, j’estime qu’il faut continuer de poser les questions de Chestov. Qui donc a intérêt à ce que nous soyons transformés en pierres? Pourquoi veut-on que Socrate soit mort par la ciguë de toute éternité? Qui nous soumet à ce genre de discours? Qui veut nous ligoter par des raisonnements imparables? Qui veut absolument nous forcer à regarder en arrière pour nous mettre le nez dans le caca biotique de nos humbles origines afin de nous y réduire et de désamorcer toute tentative de penser autrement? Ajoutez à cela le monde hypermédiatique dans lequel nous baignons, qui, avec ses flashs et ses excès de lumière, son accent exclusif sur l’extériorité, nous enchaîne à l’apparence plus sûrement que les raisonnements d’Aristote et d’Épictète, dont tout le monde se contrefout, jusqu’à ôter aux pierres que nous devenons la conscience qu’elles tombent. La voix du monde est là, multiforme, omniprésente. Libérale ou autoritaire, peu importe : c’est toujours elle qui parle, sans même qu’il faille supposer une volonté délibérée d’imposer ce discours. C’est un procès sans sujet qui fonctionne de lui-même, dans lequel on est pris, qu’on essaie de saisir et de comprendre, mais sur lequel personne n’a vraiment de pouvoir. À hauteur d’homme, sans recours possible à la transcendance, la fermeture est totale. Plus de décentration possible, plus de méta-position envisageable : on reste collé aux dimensions de l’expérience, du visible, des faits et des lois qui gouvernent cet ordre-là, dans l’incapacité de se référer à ce qu’on ne connaît pas, ou plus. Orwell avait pressenti ce type d’enfermement quand il a décrit la société totalitaire de 1984, où tout le monde est filmé et surveillé en permanence, où le pouvoir trafique le langage, simplifiant le vocabulaire, généralisant l’usage des oxymores («la guerre, c’est la paix»; «la liberté, c’est l’esclavage»), supprimant les synonymes et tous les termes capables de nommer l’interdit pour rendre littéralement impensables les concepts indésirables, par exemple celui de liberté. Le lecteur jugera si la culture de notre temps va ou non dans cette direction.

Il est terrible de souffrir en sachant que ce qu’on endure est injuste et bafoue ce à quoi on croit. Mais il est encore plus terrible de souffrir les mêmes choses, sans pouvoir les dire et les penser, sans le recours de la foi qui donne le moyen de prendre position et de nier ce qui paraît l’évidence. Comment résister, sans cela, à une société et à une politique qui se transforment en destin pour l’ensemble de la population, comme l’ont fait les deux grands totalitarismes du XXe siècle?

Vivre dans les paradoxes

Chestov nous coince dans une alternative dont les deux termes paraissent aussi peu enviables l’un que l’autre. D’un côté, la connaissance vue comme un poison, une voie de perdition, une manière de s’enfoncer complètement dans la logique mortelle de la Chute. De l’autre, la vie de la foi, qui refuse de se laisser enfermer dans les chaînes de la nécessité, qui refuse de regarder en arrière, qui définit la pensée véritable comme ce qui regarde en avant dans une confiance aveugle en un Dieu imprévisible — un Dieu qui ne se laisse intimider par aucune valeur suprême, même celle de la justice, puisqu’il aveugle les uns, éclaire les autres, choisissant souverainement qui il va sauver, qui il va perdre ou réprouver.
Faire sauter cette alternative pour ouvrir d’autres chemins, cela ne va pas de soi. Il faudrait conjuguer deux choses : le fait que nous vivons dans le régime de la Chute et le fait que nous sommes capables de maîtriser la nature par la connaissance scientifique, au moins en partie. Devons-nous renoncer à cette connaissance et à cette maîtrise parce que nous vivons un temps nouveau, ouvert par la révélation de Dieu en Jésus-Christ? Travailler dans le registre du savoir, est-ce déchoir et renoncer au salut?

La simplification, qui tranche et coupe dans la complexité des choses, exerce toujours une certaine fascination. Elle dit ce qu’on a à faire, elle dit ce qui ne doit pas être fait, et c’est rassurant en un sens, même si, en un autre sens, c’est tout à fait angoissant en raison des choses auxquelles elle oblige à renoncer.

Pascal a toujours considéré qu’il y avait deux ordres, celui de la connaissance et celui du cœur, autrement dit de la foi, qui «a ses raisons que la raison ne connaît point; on le sait en mille choses». Dirons-nous que chacun de ces ordres a sa légitimité propre, d’un côté le domaine du savoir et de la science, gouverné par la raison et la nécessité ; de l’autre le domaine de la foi, personnel, privé, où l’on est libre de penser ce qu’on veut jusqu’à décréter que la raison n’y a plus cours? N’est-ce pas quelque peu schizophrène? Quel est le référentiel le plus important? Est-ce le cadre rationnel, assorti d’une enclave, le domaine privé de la foi, régi par une législation particulière, différente de la loi commune, ou est-ce le cadre de la foi et de la relation à Dieu qui admet, par pure charité, un registre séparé dans lequel on peut utiliser la raison et tabler sur la nécessité, dont nous savons qu’elles sont illusoires dans l’absolu, mais tellement utiles pour vivre ici et maintenant? Je penche pour ce deuxième cas de figure, mais les arguments de Chestov sont forts. Sa radicalité est séduisante, mais je me demande comment elle s’accommode des hommes, des techniques et de la vie au quotidien.

Nous devons vivre dans le relatif au nom d’une exigence absolue, mais il est difficile accorder les deux choses. Dans tous les cas, l’essentiel est de refuser d’absolutiser la voie de la raison et de la nécessité. Mais la tentation inverse, l’absolutisation du point de vue de la foi, comporte des dangers très problématiques. Certains fondamentalistes rêvent de la mise en place d’un «régime chrétien» ou d’une «politique chrétienne», persuadés qu’il faut faire advenir le règne de Dieu sur la terre, puisque l’on prie le Notre Père en disant «que ton règne vienne», c’est-à-dire, en traduisant littéralement la version anglaise: Thy kingdom come, que ton royaume vienne! Chestov ne paraît pas favorable à de tels projets. Il est trop fasciné par la position solitaire de Pascal, par son aspect «à contre-courant» pour sacrifier à de telles sirènes.

Un chrétien peut-il accepter de vivre partiellement dans l’ordre de la Chute en utilisant la connaissance du bien et du mal, la connaissance tout court, la science, la recherche des lois universelles et nécessaires? Est-ce légitime aux yeux de Dieu, ou doit-il au contraire s’en abstenir? La clé est probablement l’incarnation, la double nature humaine et divine de l’individu renouvelé par la relation rétablie avec Dieu par le Christ: à chacune son «ressort», son domaine de compétence, soit qu’on les juxtapose, soit qu’on les hiérarchise. Mais n’est-ce pas déplacer le problème au prix d’une scissionlégitimement à l’intérieur même de la personne entre sa part humaine et mondaine et sa part spirituelle? Jusqu’où devons-nous être cohérents?
À vous de répondre.

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Christianisme Philosophie

La raison : quelle autorité?

Nous continuons de suivre les intuitions de ce penseur dérangeant qu’est Léon Chestov, qui voit dans la philosophie une entreprise diamétralement opposée à ce que serait une philosophie religieuse d’inspiration biblique.
Je reprends certains développements publiés dans mon livre La Sagesse ou la vie. Les billets de cette série sont, dans l’ordre La foi, la raison et l’esprit critique, Au centre d’Eden, et Le terrain des faits.

La connaissance en tant que telle n’a jamais posé problème aux philosophes. Tous ont toujours été convaincus qu’elle est nécessaire plus que tout, qu’elle est l’unique source de la vérité, et surtout qu’elle fournit des vérités générales et nécessaires sur le monde et sur l’homme, ces vérités auxquelles l’homme ne peut pas échapper. Il n’est d’ailleurs nul besoin de leur échapper, car Leibniz disait que les vérités éternelles ne se contentent pas de contraindre: elles persuadent, et elles persuadent tous les hommes à partir du moment où elles ont été démontrées. Et même Dieu leur est soumis.

Sans doute accepte-t-on plus facilement l’autorité fondée sur la persuasion que celle qui joue sur la contrainte; d’ailleurs, à partir du moment où la persuasion est acquise, la contrainte n’a plus de sens. Mais, dans le domaine des vérités, la contrainte subsiste sous le velours de la persuasion. Il faut donc s’interroger sur ce qui est déterminant dans notre rapport aux vérités : est-ce le fait qu’elles contraignent, ou le fait qu’elles persuadent ?

Si la vérité qui contraint ne parvient pas à nous persuader, perd-elle du même coup sa vertu de vérité? Ne suffit-il pas à la vérité de disposer du pouvoir de contraindre?

Léon Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 30

Quand les philosophes s’énervent

À cela s’ajoute une autre catégorie de vérités, dont les philosophes parlent moins volontiers: les vérités qu’il faudrait démontrer mais dont on n’arrive pas à trouver la démonstration. Par exemple, qu’il existe un monde extérieur à nous-mêmes, dont nous avons des perceptions sensibles, et dans lequel nous agissons. Quand nous rêvons, nous croyons tout cela également, mais nous nous rendons compte au réveil que ces perceptions étaient imaginaires. Il reste alors à prouver que ce que nous percevons quand nous ne dormons pas est bien réel, que des objets, un monde, et même notre propre corps existent en dehors de nous, indépendamment de notre pensée. Cette démonstration, personne ne l’a vraiment trouvée. C’est ici que les choses deviennent intéressantes, parce que les philosophes, à court d’arguments, s’impatientent, s’énervent et se mettent à écrire des choses surprenantes. Pour Kant, par exemple, si nous ne parvenons pas à savoir que les choses existent en dehors de nous, la philosophie et la raison seront à jamais couvertes de honte. Ce serait un scandale. Curieux raisonnement qui, au lieu de fournir des arguments, discrédite celui qui interroge !

Ich musste also das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen.

Kant, préface à la deuxième édition de la Critique de la Raison pure

Quand on lit qu’il a « dû supprimer le savoir pour obtenir de la place pour la foi », on sent qu’il a pris cette décision à contrecœur. Le scandale de la philosophie, demande Chestov, n’est-il pas plutôt qu’elle n’arrive pas à prouver l’existence de Dieu ?

Une autre hantise de Kant est le Deus ex machina, c’est-à-dire l’idée que Dieu intervient dans le monde en faveur des hommes en modifiant le cours des lois naturelles: «c’est la plus grande ineptie que l’on puisse admettre»:

In der Bestimmung des Ursprungs und der Gültigkeit unserer Erkenntnisse der Deus ex machina das Ungereimteste ist, was man wählen kann.

Kant, dans une lettre à Markus Herz du 21 février 1772

Il refusait également l’idée de l’harmonie préétablie de Leibniz parce qu’elle cachait un Deus ex machina. Accepter de telles idées, c’est renoncer à jamais à l’idée que ce qui est, est nécessairement tel qu’il est. Enfin, il pensait que la théorie selon laquelle Dieu aurait mis en nous des idées innées revenait à détruire complètement toute philosophie.

Zu sagen, dass ein höheres Wesen in uns solche Begriffe und Grundsätze weislich gelegt habe, heisst alle Philosophie zu Grunde richten.

Kant, Refl. 4473, Akademie Ausgabe (Immanuel Kant, Gesammelte Schriften, Hrsg. von der Königlich-Preussischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, 1902), t. XVII, p. 564

Il utilise des formules étonnantes : «la raison aspire avidement», «la raison est irritée», etc. Et alors ? Pourquoi serions-nous obligés de lui fournir immédiatement tout ce qu’elle désire ? Pourquoi est-il interdit de l’irriter ? Qui l’interdit ? Ne serait-ce pas au contraire à la raison de nous satisfaire, à elle de ne pas nous irriter ? Mais la raison, qui aspire à l’universalité, a obtenu ce qu’elle voulait: les plus grands représentants de la philosophie ont expulsé tout ce qui pouvait l’irriter ou lui faire concurrence dans le domaine du suprasensible,

dont nul écho ne parvient jusqu’à nous et où l’être se confond avec le non-être dans une terne et morne indifférence.

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 25

Kant ne s’est pas demandé si la certitude avec laquelle il affirmait l’autonomie de la vérité et la haine qu’il portait à l’expérience ne découlaient pas du «dogme» de la souveraineté de la raison. Ce dogme est dépourvu de tout fondement, mais il est l’indice du profond sommeil, voire de la mort de l’esprit humain. C’est d’une ironie assez cuisante quand on se souvient que Kant a raconté qu’il a lui-même été tiré de son «sommeil dogmatique» quand Hume a mis en doute l’existence des vérités universelles et nécessaires. Toute la Critique de la raison pure travaille à les rétablir sur des bases solides. En fait de critique, elle n’est donc — il s’en faut de beaucoup — pas aussi radicale qu’on ne le dit, et on doit s’étonner que Kant, souvent considéré comme un philosophe chrétien, n’arrive pas à admettre que Dieu soit au-dessus des vérités, ou qu’on puisse chercher et trouver Dieu dans notre monde.

La raison est plus rassurante que la foi

La raison enseigne que ce qui est créé ne peut pas être parfait ni même bon. Elle s’oppose au jugement qui conclut le récit de la création :

Dieu vit alors tout ce qu’il avait fait, et voici : c’était très bon.

Genèse 1.31

La raison enseigne que le savoir est supérieur à la foi, et tous tombent d’accord, philosophes du Moyen Âge et Pères de l’Église ; peu leur importe la déclaration de Paul selon laquelle ce qui ne résulte pas de la foi est péché (Romains 14.23). La raison enseigne qu’une vérité de fait est comme une vérité éternelle, car qui peut défaire ce qui est ou ce qui a été? C’est accepter sans explication probante que n’importe quel fait devienne une vérité éternelle, alors que la Bible montre que Dieu est capable de ressusciter les morts.

Si les fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal sont ainsi devenus la source de la philosophie, c’est parce que nous avons préféré nous soumettre à des vérités contraignantes qui nous persuadent et que nous croyons contrôler du fait que nous les connaissons, plutôt que d’entrer dans une démarche de foi et le risque d’une relation avec un Dieu capable de transgresser les lois naturelles qu’il a lui-même établies. Nous craignons de perdre pied, car

la foi qui selon l’Écriture nous sauve et nous délivre du péché, nous introduit selon notre entendement dans le domaine du pur arbitraire, où la pensée n’a plus aucune possibilité de s’orienter, où elle ne peut s’appuyer sur rien».

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 34

En conséquence, ce n’est pas seulement le vocabulaire grec qui fait problème dans notre manière de comprendre la foi. Oui, il fait écran, il déforme, il confère une couleur philosophique aux concepts forgés par la théologie. Mais le problème de fond, c’est la philosophie elle-même en tant qu’entreprise générale de connaissance des vérités universelles et nécessaires, toute entière attachée à l’arbre de la connaissance, sous la malédiction de la Chute.

La vérité dans le rétroviseur ?

Philosopher, réfléchir, c’est se retourner, regarder en arrière d’où on vient, non tellement pour mesurer le chemin parcouru, mais plutôt pour essayer de comprendre pourquoi nous en sommes où nous en sommes, et tels que nous sommes. C’est chercher notre vérité dans ce qui a précédé. L’histoire va nous donner la clé de nous-mêmes, et avant l’histoire, la préhistoire et nos origines les plus reculées. Or la liberté s’évapore quand on se retourne en arrière pour réfléchir: c’est là en effet qu’on trouve de quoi montrer que l’acte prétendument libre était conditionné par ceci ou par cela. Tout motif devient un fait produisant nécessairement la décision soi-disant libre, qui ne pouvait pas être différente. Post hoc ergo propter hoc: après cela, donc à cause de cela. Oui, sans doute,

tant que nous existons physiquement, nous sommes sous la domination de la Nécessité. On peut nous soumettre à la torture et nous contraindre à reconnaître quoi que ce soit (…) Il faut fuir au plus vite, fuir ce monde, fuir sans se retourner en arrière, sans demander où l’on va et sans prévoir ce que nous apportera l’avenir. Il faut brûler, arracher, détruire en nous tout ce qui alourdit, pétrifie, écrase et nous attire vers le monde visible, si l’on veut se sauver du terrible danger qui nous guette (damnatio aeterna).

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 64

Ne pas vivre comme des pierres qui tombent

Nous pouvons choisir de vivre autrement que comme des pierres qui tombent. Ce thème de la pierre douée de conscience vient de Spinoza. Il affirmait que si la pierre qui tombe était douée de conscience, elle se figurerait qu’elle tombe à terre librement. On comprend que c’était là une critique de la liberté: ce n’est pas parce que nous croyons agir librement que nous sommes effectivement libres. La liberté n’est que le nom qui couvre notre ignorance des ressorts qui nous animent et des lois qui nous gouvernent. Mais, réplique Chestov, si on avait doté la pierre de conscience en lui conservant sa nature de pierre, elle n’aurait pas douté un seul instant que la Nécessité ne soit le principe fondamental de l’être dans sa totalité.

Personne n’est intéressé à ce que les pierres soient transformées en êtres pensants, mais beaucoup sont intéressés à ce que les hommes vivants soient transformés en pierres.

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 67

La plupart des hommes ne font que ressembler aux hommes, car ils vivent comme des pierres douées de conscience. Qui n’a pas fait l’expérience de se trouver subitement transformé en pierre douée de conscience, ce qui arrive maintes fois quand on se retourne en arrière, quand on interroge et qu’on se met à réfléchir ?

Rejoindre les dissidents du fait

Voilà pourquoi Chestov cite volontiers une parole peu connue de Platon :

Il faut tout oser.

Platon, Théétète, 196d

Il faut oser défier la raison, oser briser les chaînes d’Ananké, oser quitter la servitude de la nécessité. Notre existence ne se résume pas aux faits ni à la recherche de la vérité par les moyens de la raison appuyée sur l’expérience. L’ordre dans lequel la science et la technique dominent ne constitue pas le tout de la réalité. C’est à tort que nous croyons que ces limitations volontaires sont la condition de notre pouvoir sur les choses et sur nous-mêmes (ou sur nos semblables). La voie royale n’est pas celle qui consiste à se limiter à l’observable, au mesurable et à l’efficace. Si l’on peine à admettre que le réel se résume à l’observable ou au mesurable, si l’on pressent qu’on manque quelque chose d’essentiel, comme si l’on avait lâché la proie pour l’ombre, il faut envisager une autre perspective et prendre le maquis de la philosophie en rejoignant les dissidents du fait, ces quelques penseurs et autres poseurs de bombes logiques qui commettent des attentats contre la raison et la nécessité.

Nous ne sommes pas indifférents à la nécessité. Mais si nous oubliions la peur, la crainte, l’inquiétude? si nous décidions de regarder en avant au lieu de nous retourner vers l’origine, vers le principe et la cause première, vers ce qui nous méduse et nous immobilise? Car cela, c’est ce qui a été, et le spectacle de ce qui a été nous transforme, comme la femme de Loth, en statues de sel. Heureusement, Platon nous a frayé le chemin vers l’idée que ce qui tombe sous nos regards et nous en impose par son caractère de fait n’est que l’ombre d’une puissance bien plus forte, capable même de faire échapper les hommes à la puissance de la mort. Cela devient encore beaucoup plus clair quand le Dieu de la Bible intervient dans l’histoire des hommes, favorise son peuple dans ses guerres (ou au contraire lui oppose des ennemis qui le détruisent presque entièrement), rétablit Job dans sa bénédiction première, pardonne les péchés, ressuscite des morts.

Kant et les philosophes se récrient : mais c’est impossible! C’est insupportable! Un Deus ex machina, c’est la mort de toute philosophie, la ruine de toute rationalité et de toute connaissance, car tout, et le contraire de tout, devient possible. Dans ce cas, demande Chestov, ne vaut-il pas mieux renoncer au savoir et rechercher la protection de ce Dieu tellement scandaleux? Évidemment, nous brûlons de savoir si une telle chose est possible, mais c’est justement ce qui est impossible.

Et si nous ne demandions la permission à personne ? Et si nous nous mettions à la recherche d’une liberté plus forte que les principes de contradiction et d’identité, plus forte que la nécessité elle-même, une liberté assez forte pour soumettre ces éléments redoutables à nos ordres ? La nécessité ne se laisse pas convaincre, dit-on. Mais si ma liberté était plus forte qu’elle?

Les yeux corporels et les yeux spirituels

Chestov rappelle que, selon Platon, nous avons non seulement des yeux physiques, corporels, mais encore des yeux spirituels. Ceux-ci s’aiguisent lorsque les yeux corporels commencent à perdre de leur acuité.

Les yeux de l’esprit ne commencent à être perçants que quand ceux du corps commencent à baisser; toi, tu es encore loin de cet âge.

Platon, Le Banquet, 219a. Socrate s’adresse à Alcibiade.

Bien entendu, dans l’ordre du visible, les yeux physiques sont capables de distinguer la vérité et l’erreur. Ils s’appuient sur Ananké et «sont contraints par la vérité même». Pas étonnant que ceux qui ont la vue bonne soient plus faciles à contraindre par des menaces: c’est parce que la vision a pouvoir sur eux. Tel n’est pas le cas de ceux chez qui la vision spirituelle devient plus forte que la vision corporelle. En posant ainsi la question de la «vue», Platon fait une tentative hardie, osée, désespérée peut-être, pour briser le cercle de la nécessité, anéantir son pouvoir et ses sortilèges. Celui dont les yeux ont baissé n’est plus impressionné par les mêmes choses et tire sa force de son infirmité, puisque ses yeux spirituels ont maintenant du champ et de la place pour s’exercer et discerner ce qui est de leur ordre. Ils ne sont plus aveuglés par cette lumière qui écrase tout en prétendant tout donner à voir. Coup de force scandaleux ou foutaise, chacun décidera. Reconnaissons cependant que toute l’expérience en est transfigurée: la nécessité cesse de contraindre, le principe de contradiction est soumis à ma liberté, et les menaces des rationalistes restent sans effet.

Que peut-on opposer de décisif à la nécessité, à Ananké, sinon une volonté autoritaire, courageuse, qui ne se laisse pas convaincre? Mais Platon lui aussi a cédé. Dans le Phédon, il nous montre un Socrate qui, en présence de la mort et sur le point de mourir, administre des preuves, des preuves et encore des preuves. Il en vient à dire que la contemplation est la chose la meilleure, et que même dans l’autre monde, Ananké continue de régner. Platon a fini par penser comme tout le monde, à faire hélas comme les autres.

Conclusion de cette série dans le prochain billet, consacré à la philosophie religieuse selon Léon Chestov.

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Le terrain des faits

Troisième lieu clé de la pensée de Léon Chestov, le terrain des faits. Nous avons déjà évoqué les deux premiers: le taureau de Phalaris et le jardin d’Eden.

La tyrannie des faits

Le mot «fait» est de ceux qui mettent fin à toute discussion, à toute contestation. Un fait est un fait. Incontournable, inamovible. Tous les hommes sont mortels, voilà un fait. Que dire alors de ceux qui pleurent un être aimé? Ne devraient-ils pas plutôt prendre acte du décès et passer à autre chose? Ainsi pensent les tenants du fait. Ils soulignent sa dureté, son caractère tranchant, décisif. Si le fait est avéré, on ne discute plus, et la sagesse consiste à s’y plier, que cela plaise ou non. Les faits sont têtus. Un fait vaut mieux que mille théories. Quand on affirme des choses qu’il n’est pas possible de confronter aux faits, on quitte le terrain de la science et on se condamne à des discours sans doute intéressants, mais indécidables et vides.
Les faits sont tyranniques parce qu’ils nous forcent et nous contraignent. Dûment établis, ils confirment la théorie, obligent le contradicteur à se taire et conduisent le meurtrier en prison. Le droit le plus haut, c’est celui du fait. Sans doute un fait doit-il être dégagé de la masse des données de la conscience pour être reconnu comme tel ; autrement dit, il suppose des normes, donc une théorie préalable. Quoi qu’il en soit, il exerce une fascination, il hypnotise même, comme s’il était l’instance suprême en matière de vérité.

Reprenons l’exemple de Socrate: il est mort après avoir été empoisonné à Athènes. Quiconque est conduit par sa seule raison doit s’incliner devant ce fait et ne sera tranquille que lorsque sa raison lui aura garanti que nulle force au monde ne pourra le détruire. Il est vrai à jamais que Socrate a bu la ciguë ; ce fait, qui ne s’est produit qu’une seule fois, devient une vérité définitive, puisque tout ce que l’âme conçoit selon la raison, dit Spinoza, elle le conçoit sous un même caractère d’éternité ou de nécessité, et avec la même certitude.

Curieux destin d’un événement qui n’est après tout qu’un fait d’expérience! Comment se peut-il tout à coup qu’une expérience particulière donne naissance et garantisse une vérité éternelle? C’est contraire à tant de théories de la connaissance que l’on se demande comment on a pu établir cela. Comment fait unique suffit-il à créer une loi? Et pourtant, note Chestov, la mort de Socrate prend l’allure d’une vérité éternelle, garantie par la nécessité.

La nécessité n’est pas regardante. Le fait que mon chien soit mort empoisonné a exactement le même statut que la mort de Socrate. On aura beau dire que Socrate était le plus sage des hommes, une personne exceptionnelle, un maître extraordinaire : sa mort est un fait qui a la même importance et la même garantie que la mort de mon chien ou celle du renard que j’ai vu écrasé hier sur le bord de la route. La nécessité est parfaitement indifférente à la qualité de Socrate et à quoi que ce soit, d’ailleurs.

Le psalmiste et le philosophe

À l’opposé, quand l’auteur du De profundis crie vers Dieu, déplorant la dévastation de Jérusalem, il refuse d’oublier cette ville qui n’est plus que ruines. Toute sa pensée et toutes les vérités qu’il obtient ne sont tournées ni vers le donné, ni vers ce qui «est», ni vers ce qu’on peut voir, mais vers quelque chose à quoi tout cela est soumis. Peu lui importent les faits, le donné et l’expérience: le fait a commencé un jour, et il aura une fin. L’auteur du psaume ne voit-il pas que Jérusalem n’existe plus ? Ne devrait-il pas se rendre à l’évidence, sécher ses larmes et agir d’une manière conforme à la réalité, conforme aux faits? Et ceux qui rêvent? ceux qui prient? ceux qui refusent l’évidence? N’y a-t-il pas quelque folie à faire comme si les faits n’étaient pas là, présents, palpables, pénibles, terrifiants même? Mais non, le psalmiste prie, supplie, espère, implore le pardon, et s’attend à la restauration d’Israël.

Psaume 130 Chant des montées.

Du fond du gouffre, je fais appel à toi, Eternel!
Seigneur, écoute-moi!
Que tes oreilles soient attentives
à mes supplications!
Si tu tenais compte de nos fautes, Eternel,
Seigneur, qui pourrait subsister?
Mais le pardon se trouve auprès de toi
afin qu’on te craigne.
J’espère en l’Eternel de toute mon âme
et je m’attends à sa promesse.
Je compte sur le Seigneur
plus que les gardes n’attendent le matin,
oui, plus que les gardes n’attendent le matin.
Israël, mets ton espoir en l’Eternel,
car c’est auprès de l’Eternel que se trouve la bonté,
c’est auprès de lui que se trouve une généreuse libération.
C’est lui qui rachètera Israël
de toutes ses fautes.

Psaume 130, traduction Segond 21

Le philosophe, lui, cherche à comprendre. La première grande loi de la philosophie telle que Spinoza l’énonce, c’est ne pas rire, ne pas se lamenter et encore moins maudire, mais comprendre.

Pour porter dans cet ordre de recherches la même liberté d’esprit dont on use en mathématiques, je me suis soigneusement abstenu de tourner en dérision les actions humaines, de les prendre en pitié ou en haine ; je n’ai voulu que les comprendre.

Spinoza, Traité politique, I §4

Qui travaille selon la raison considère la vie, le monde, l’homme, les faits sous le double caractère de l’éternité et de la nécessité. La véritable philosophie s’attache à comprendre, et cela lui suffit.

En revanche, pour Chestov, la maxime selon laquelle il faut comprendre au lieu de rire, se lamenter ou maudire, abroge purement et simplement l’interdiction biblique de consommer les fruits de l’arbre de la science. Elle constitue aussi une «réponse raisonnable» au De profundis ad te, Domine, clamavi qui, lui, n’est pas manifestement pas conduit par la seule raison. Dans un monde régi par Ananké, il ne restera plus à l’homme qu’à développer une éthique autonome qui lui enseignera à obéir aux lois éternelles et nécessaires qu’il découvre. Il accomplira son devoir d’un cœur léger car, conduit par la seule raison, il sera persuadé que c’est là le plus grand bien. Voilà les normes de la philosophie authentique.

Platon, le terroriste aux questions insupportables

Le problème, relève Chestov, c’est qu’on ne se demande guère d’où viennent ces normes et pourquoi nous leur accordons une telle importance. On ne se demande pas non plus si les faits sont bien ce que nous recherchons, si c’est d’eux dont nous avons vraiment besoin. On ne se demande pas s’ils ne sont pas, au fond, le paravent qui dissimule de tout autres exigences de l’esprit. Certains philosophes, il est vrai, ont considéré que les faits étaient une matière brute qui ne fournit pas la vérité par elle-même. Mais les plus radicaux refusent que les faits et la nécessité soient le fond du réel. Ils supposent qu’ils n’ont cours que dans une région particulière du réel et soutiennent que s’y conformer exclusivement rend aveugle à d’autres dimensions.

Platon, encore lui, a montré que ce que nous prenons pour le vrai et le concret n’est peut-être finalement pas plus réel qu’un rêve ou une illusion. Il savait bien que les résidents de la caverne étaient capables de prévoir des choses, d’anticiper des phénomènes, qu’ils étaient des spécialistes, des sages à qui on ne la fait pas, attentifs à l’expérience et à l’observable. Mais toutes ces choses trop visibles aveuglent l’intelligence, cet œil de l’âme capable de «voir» au-delà des apparences.

Platon est une sorte de terroriste qui ne cesse de poser la question insupportable: et si tout ce que nous prenons pour l’univers du fait et de l’expérience n’était que la peau du réel, un simulacre fort bien fait auquel nous nous laissons prendre, une illusion qui nous fait plaisir, une façon de voir qui nous permet de nous reposer enfin ?

À suivre !