Nous continuons de suivre les intuitions de ce penseur dérangeant qu’est Léon Chestov, qui voit dans la philosophie une entreprise diamétralement opposée à ce que serait une philosophie religieuse d’inspiration biblique.
Je reprends certains développements publiés dans mon livre La Sagesse ou la vie. Les billets de cette série sont, dans l’ordre La foi, la raison et l’esprit critique, Au centre d’Eden, et Le terrain des faits.
La connaissance en tant que telle n’a jamais posé problème aux philosophes. Tous ont toujours été convaincus qu’elle est nécessaire plus que tout, qu’elle est l’unique source de la vérité, et surtout qu’elle fournit des vérités générales et nécessaires sur le monde et sur l’homme, ces vérités auxquelles l’homme ne peut pas échapper. Il n’est d’ailleurs nul besoin de leur échapper, car Leibniz disait que les vérités éternelles ne se contentent pas de contraindre: elles persuadent, et elles persuadent tous les hommes à partir du moment où elles ont été démontrées. Et même Dieu leur est soumis.
Sans doute accepte-t-on plus facilement l’autorité fondée sur la persuasion que celle qui joue sur la contrainte; d’ailleurs, à partir du moment où la persuasion est acquise, la contrainte n’a plus de sens. Mais, dans le domaine des vérités, la contrainte subsiste sous le velours de la persuasion. Il faut donc s’interroger sur ce qui est déterminant dans notre rapport aux vérités : est-ce le fait qu’elles contraignent, ou le fait qu’elles persuadent ?
Si la vérité qui contraint ne parvient pas à nous persuader, perd-elle du même coup sa vertu de vérité? Ne suffit-il pas à la vérité de disposer du pouvoir de contraindre?
Léon Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 30
Quand les philosophes s’énervent
À cela s’ajoute une autre catégorie de vérités, dont les philosophes parlent moins volontiers: les vérités qu’il faudrait démontrer mais dont on n’arrive pas à trouver la démonstration. Par exemple, qu’il existe un monde extérieur à nous-mêmes, dont nous avons des perceptions sensibles, et dans lequel nous agissons. Quand nous rêvons, nous croyons tout cela également, mais nous nous rendons compte au réveil que ces perceptions étaient imaginaires. Il reste alors à prouver que ce que nous percevons quand nous ne dormons pas est bien réel, que des objets, un monde, et même notre propre corps existent en dehors de nous, indépendamment de notre pensée. Cette démonstration, personne ne l’a vraiment trouvée. C’est ici que les choses deviennent intéressantes, parce que les philosophes, à court d’arguments, s’impatientent, s’énervent et se mettent à écrire des choses surprenantes. Pour Kant, par exemple, si nous ne parvenons pas à savoir que les choses existent en dehors de nous, la philosophie et la raison seront à jamais couvertes de honte. Ce serait un scandale. Curieux raisonnement qui, au lieu de fournir des arguments, discrédite celui qui interroge !
Ich musste also das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen.
Kant, préface à la deuxième édition de la Critique de la Raison pure
Quand on lit qu’il a « dû supprimer le savoir pour obtenir de la place pour la foi », on sent qu’il a pris cette décision à contrecœur. Le scandale de la philosophie, demande Chestov, n’est-il pas plutôt qu’elle n’arrive pas à prouver l’existence de Dieu ?
Une autre hantise de Kant est le Deus ex machina, c’est-à-dire l’idée que Dieu intervient dans le monde en faveur des hommes en modifiant le cours des lois naturelles: «c’est la plus grande ineptie que l’on puisse admettre»:
In der Bestimmung des Ursprungs und der Gültigkeit unserer Erkenntnisse der Deus ex machina das Ungereimteste ist, was man wählen kann.
Kant, dans une lettre à Markus Herz du 21 février 1772
Il refusait également l’idée de l’harmonie préétablie de Leibniz parce qu’elle cachait un Deus ex machina. Accepter de telles idées, c’est renoncer à jamais à l’idée que ce qui est, est nécessairement tel qu’il est. Enfin, il pensait que la théorie selon laquelle Dieu aurait mis en nous des idées innées revenait à détruire complètement toute philosophie.
Zu sagen, dass ein höheres Wesen in uns solche Begriffe und Grundsätze weislich gelegt habe, heisst alle Philosophie zu Grunde richten.
Kant, Refl. 4473, Akademie Ausgabe (Immanuel Kant, Gesammelte Schriften, Hrsg. von der Königlich-Preussischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, 1902), t. XVII, p. 564
Il utilise des formules étonnantes : «la raison aspire avidement», «la raison est irritée», etc. Et alors ? Pourquoi serions-nous obligés de lui fournir immédiatement tout ce qu’elle désire ? Pourquoi est-il interdit de l’irriter ? Qui l’interdit ? Ne serait-ce pas au contraire à la raison de nous satisfaire, à elle de ne pas nous irriter ? Mais la raison, qui aspire à l’universalité, a obtenu ce qu’elle voulait: les plus grands représentants de la philosophie ont expulsé tout ce qui pouvait l’irriter ou lui faire concurrence dans le domaine du suprasensible,
dont nul écho ne parvient jusqu’à nous et où l’être se confond avec le non-être dans une terne et morne indifférence.
Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 25
Kant ne s’est pas demandé si la certitude avec laquelle il affirmait l’autonomie de la vérité et la haine qu’il portait à l’expérience ne découlaient pas du «dogme» de la souveraineté de la raison. Ce dogme est dépourvu de tout fondement, mais il est l’indice du profond sommeil, voire de la mort de l’esprit humain. C’est d’une ironie assez cuisante quand on se souvient que Kant a raconté qu’il a lui-même été tiré de son «sommeil dogmatique» quand Hume a mis en doute l’existence des vérités universelles et nécessaires. Toute la Critique de la raison pure travaille à les rétablir sur des bases solides. En fait de critique, elle n’est donc — il s’en faut de beaucoup — pas aussi radicale qu’on ne le dit, et on doit s’étonner que Kant, souvent considéré comme un philosophe chrétien, n’arrive pas à admettre que Dieu soit au-dessus des vérités, ou qu’on puisse chercher et trouver Dieu dans notre monde.
La raison est plus rassurante que la foi
La raison enseigne que ce qui est créé ne peut pas être parfait ni même bon. Elle s’oppose au jugement qui conclut le récit de la création :
Dieu vit alors tout ce qu’il avait fait, et voici : c’était très bon.
Genèse 1.31
La raison enseigne que le savoir est supérieur à la foi, et tous tombent d’accord, philosophes du Moyen Âge et Pères de l’Église ; peu leur importe la déclaration de Paul selon laquelle ce qui ne résulte pas de la foi est péché (Romains 14.23). La raison enseigne qu’une vérité de fait est comme une vérité éternelle, car qui peut défaire ce qui est ou ce qui a été? C’est accepter sans explication probante que n’importe quel fait devienne une vérité éternelle, alors que la Bible montre que Dieu est capable de ressusciter les morts.
Si les fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal sont ainsi devenus la source de la philosophie, c’est parce que nous avons préféré nous soumettre à des vérités contraignantes qui nous persuadent et que nous croyons contrôler du fait que nous les connaissons, plutôt que d’entrer dans une démarche de foi et le risque d’une relation avec un Dieu capable de transgresser les lois naturelles qu’il a lui-même établies. Nous craignons de perdre pied, car
la foi qui selon l’Écriture nous sauve et nous délivre du péché, nous introduit selon notre entendement dans le domaine du pur arbitraire, où la pensée n’a plus aucune possibilité de s’orienter, où elle ne peut s’appuyer sur rien».
Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 34
En conséquence, ce n’est pas seulement le vocabulaire grec qui fait problème dans notre manière de comprendre la foi. Oui, il fait écran, il déforme, il confère une couleur philosophique aux concepts forgés par la théologie. Mais le problème de fond, c’est la philosophie elle-même en tant qu’entreprise générale de connaissance des vérités universelles et nécessaires, toute entière attachée à l’arbre de la connaissance, sous la malédiction de la Chute.
La vérité dans le rétroviseur ?
Philosopher, réfléchir, c’est se retourner, regarder en arrière d’où on vient, non tellement pour mesurer le chemin parcouru, mais plutôt pour essayer de comprendre pourquoi nous en sommes où nous en sommes, et tels que nous sommes. C’est chercher notre vérité dans ce qui a précédé. L’histoire va nous donner la clé de nous-mêmes, et avant l’histoire, la préhistoire et nos origines les plus reculées. Or la liberté s’évapore quand on se retourne en arrière pour réfléchir: c’est là en effet qu’on trouve de quoi montrer que l’acte prétendument libre était conditionné par ceci ou par cela. Tout motif devient un fait produisant nécessairement la décision soi-disant libre, qui ne pouvait pas être différente. Post hoc ergo propter hoc: après cela, donc à cause de cela. Oui, sans doute,
tant que nous existons physiquement, nous sommes sous la domination de la Nécessité. On peut nous soumettre à la torture et nous contraindre à reconnaître quoi que ce soit (…) Il faut fuir au plus vite, fuir ce monde, fuir sans se retourner en arrière, sans demander où l’on va et sans prévoir ce que nous apportera l’avenir. Il faut brûler, arracher, détruire en nous tout ce qui alourdit, pétrifie, écrase et nous attire vers le monde visible, si l’on veut se sauver du terrible danger qui nous guette (damnatio aeterna).
Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 64
Ne pas vivre comme des pierres qui tombent
Nous pouvons choisir de vivre autrement que comme des pierres qui tombent. Ce thème de la pierre douée de conscience vient de Spinoza. Il affirmait que si la pierre qui tombe était douée de conscience, elle se figurerait qu’elle tombe à terre librement. On comprend que c’était là une critique de la liberté: ce n’est pas parce que nous croyons agir librement que nous sommes effectivement libres. La liberté n’est que le nom qui couvre notre ignorance des ressorts qui nous animent et des lois qui nous gouvernent. Mais, réplique Chestov, si on avait doté la pierre de conscience en lui conservant sa nature de pierre, elle n’aurait pas douté un seul instant que la Nécessité ne soit le principe fondamental de l’être dans sa totalité.
Personne n’est intéressé à ce que les pierres soient transformées en êtres pensants, mais beaucoup sont intéressés à ce que les hommes vivants soient transformés en pierres.
Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 67
La plupart des hommes ne font que ressembler aux hommes, car ils vivent comme des pierres douées de conscience. Qui n’a pas fait l’expérience de se trouver subitement transformé en pierre douée de conscience, ce qui arrive maintes fois quand on se retourne en arrière, quand on interroge et qu’on se met à réfléchir ?
Rejoindre les dissidents du fait
Voilà pourquoi Chestov cite volontiers une parole peu connue de Platon :
Il faut tout oser.
Platon, Théétète, 196d
Il faut oser défier la raison, oser briser les chaînes d’Ananké, oser quitter la servitude de la nécessité. Notre existence ne se résume pas aux faits ni à la recherche de la vérité par les moyens de la raison appuyée sur l’expérience. L’ordre dans lequel la science et la technique dominent ne constitue pas le tout de la réalité. C’est à tort que nous croyons que ces limitations volontaires sont la condition de notre pouvoir sur les choses et sur nous-mêmes (ou sur nos semblables). La voie royale n’est pas celle qui consiste à se limiter à l’observable, au mesurable et à l’efficace. Si l’on peine à admettre que le réel se résume à l’observable ou au mesurable, si l’on pressent qu’on manque quelque chose d’essentiel, comme si l’on avait lâché la proie pour l’ombre, il faut envisager une autre perspective et prendre le maquis de la philosophie en rejoignant les dissidents du fait, ces quelques penseurs et autres poseurs de bombes logiques qui commettent des attentats contre la raison et la nécessité.
Nous ne sommes pas indifférents à la nécessité. Mais si nous oubliions la peur, la crainte, l’inquiétude? si nous décidions de regarder en avant au lieu de nous retourner vers l’origine, vers le principe et la cause première, vers ce qui nous méduse et nous immobilise? Car cela, c’est ce qui a été, et le spectacle de ce qui a été nous transforme, comme la femme de Loth, en statues de sel. Heureusement, Platon nous a frayé le chemin vers l’idée que ce qui tombe sous nos regards et nous en impose par son caractère de fait n’est que l’ombre d’une puissance bien plus forte, capable même de faire échapper les hommes à la puissance de la mort. Cela devient encore beaucoup plus clair quand le Dieu de la Bible intervient dans l’histoire des hommes, favorise son peuple dans ses guerres (ou au contraire lui oppose des ennemis qui le détruisent presque entièrement), rétablit Job dans sa bénédiction première, pardonne les péchés, ressuscite des morts.
Kant et les philosophes se récrient : mais c’est impossible! C’est insupportable! Un Deus ex machina, c’est la mort de toute philosophie, la ruine de toute rationalité et de toute connaissance, car tout, et le contraire de tout, devient possible. Dans ce cas, demande Chestov, ne vaut-il pas mieux renoncer au savoir et rechercher la protection de ce Dieu tellement scandaleux? Évidemment, nous brûlons de savoir si une telle chose est possible, mais c’est justement ce qui est impossible.
Et si nous ne demandions la permission à personne ? Et si nous nous mettions à la recherche d’une liberté plus forte que les principes de contradiction et d’identité, plus forte que la nécessité elle-même, une liberté assez forte pour soumettre ces éléments redoutables à nos ordres ? La nécessité ne se laisse pas convaincre, dit-on. Mais si ma liberté était plus forte qu’elle?
Les yeux corporels et les yeux spirituels
Chestov rappelle que, selon Platon, nous avons non seulement des yeux physiques, corporels, mais encore des yeux spirituels. Ceux-ci s’aiguisent lorsque les yeux corporels commencent à perdre de leur acuité.
Les yeux de l’esprit ne commencent à être perçants que quand ceux du corps commencent à baisser; toi, tu es encore loin de cet âge.
Platon, Le Banquet, 219a. Socrate s’adresse à Alcibiade.
Bien entendu, dans l’ordre du visible, les yeux physiques sont capables de distinguer la vérité et l’erreur. Ils s’appuient sur Ananké et «sont contraints par la vérité même». Pas étonnant que ceux qui ont la vue bonne soient plus faciles à contraindre par des menaces: c’est parce que la vision a pouvoir sur eux. Tel n’est pas le cas de ceux chez qui la vision spirituelle devient plus forte que la vision corporelle. En posant ainsi la question de la «vue», Platon fait une tentative hardie, osée, désespérée peut-être, pour briser le cercle de la nécessité, anéantir son pouvoir et ses sortilèges. Celui dont les yeux ont baissé n’est plus impressionné par les mêmes choses et tire sa force de son infirmité, puisque ses yeux spirituels ont maintenant du champ et de la place pour s’exercer et discerner ce qui est de leur ordre. Ils ne sont plus aveuglés par cette lumière qui écrase tout en prétendant tout donner à voir. Coup de force scandaleux ou foutaise, chacun décidera. Reconnaissons cependant que toute l’expérience en est transfigurée: la nécessité cesse de contraindre, le principe de contradiction est soumis à ma liberté, et les menaces des rationalistes restent sans effet.
Que peut-on opposer de décisif à la nécessité, à Ananké, sinon une volonté autoritaire, courageuse, qui ne se laisse pas convaincre? Mais Platon lui aussi a cédé. Dans le Phédon, il nous montre un Socrate qui, en présence de la mort et sur le point de mourir, administre des preuves, des preuves et encore des preuves. Il en vient à dire que la contemplation est la chose la meilleure, et que même dans l’autre monde, Ananké continue de régner. Platon a fini par penser comme tout le monde, à faire hélas comme les autres.
Conclusion de cette série dans le prochain billet, consacré à la philosophie religieuse selon Léon Chestov.