Début de la troisième partie : «Penser le christianisme autrement», pages 199-206.
Nous ne sommes pas quittes des philosophes. Tous n’ont pas dit leur dernier mot. Tout n’est pas dit non plus à propos du christianisme mais, pour le penser autrement, il faut continuer de déblayer le terrain en réglant son compte à une vieille lune selon laquelle le fait de croire serait la négation même de l’esprit critique.
Commençons par définir ce dont il est question. Critiquer, c’est trier, séparer, différencier, délimiter, choisir. La critique décide, tranche, prononce un jugement, trace des limites, établit des frontières.
Les philosophes modernes se présentent volontiers comme les champions de l’esprit critique. Le libre examen est une conquête récente dans l’histoire de l’humanité, et peut-être un des plus beaux héritages laïques de la Réforme. Il est né quand il a fallu protester contre la confiscation de la lecture et de l’interprétation des saintes Écritures par le clergé et la hiérarchie de l’Église romaine. Dieu s’adressant à tous les hommes et à toutes les femmes, on devait faire le pari que chacun est capable, à son niveau, avec les lumières particulières de son intelligence, de comprendre la Bible. Et si les capacités du croyant sont trop limitées, il y a cette promesse que le Saint-Esprit peut lui venir en aide [1].
Si, dans une matière aussi éminente, chacun est jugé capable de comprendre, c’est que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » [2]. Qu’il s’agisse de religion, de culture ou de politique, chacun peut et doit avoir son mot à dire. On trouve dans cette promotion de toute personne à la capacité de juger une source essentielle de la démocratie. Bien entendu, certains vont s’empresser de montrer que les sources mêmes du christianisme doivent à leur tour être soumises à un examen critique — c’est même le domaine dans lequel l’esprit critique sera le moins disposé à faire des concessions. [3]
Mais cette capacité universelle de juger produit des résultats inégaux selon qui juge. Ce problème n’a pas échappé à Descartes : s’il déclare entière chez tous les hommes la capacité de distinguer le vrai du faux, il observe que l’intelligence, c’est-à-dire la capacité de comprendre, varie d’une personne à l’autre. Il regrette d’ailleurs que la sienne ne soit pas plus brillante. Juger, chacun peut le faire sur la base des pièces à conviction qui sont à sa disposition, mais l’essentiel du travail consiste justement à identifier, trouver et réunir tous les éléments du problème, ce qui nécessite de la curiosité, du temps et la capacité de remettre en question la compréhension spontanée qu’on a d’une question et de ses enjeux quand on tombe sur des éléments perturbants. On a plutôt coutume de ne retenir que les éléments qui nous confortent dans notre position de départ.
Pour juger de quelque chose, j’ai besoin d’une mesure, d’un critère. Par exemple, je me réfère au système métrique pour calculer une distance, un volume, les dimensions d’un objet, et mes outils (règle, compteur kilométrique, etc.) sont étalonnés selon ce système. Ainsi, si j’affirme qu’il y a quinze kilomètres de mon domicile à la ville la plus proche, tout le monde me comprend. De même, je ne peux juger de la vérité de quelque chose que si je dispose d’une référence à laquelle je compare la chose à juger. Descartes disait que la vérité correspond à ce qui est évident, c’est-à-dire à ce qui est à la fois clair et distinct. Si une idée n’est pas entièrement élucidée, si elle se confond en partie avec une autre, si donc elle manque de clarté et de distinction, elle n’est pas évidente et n’est donc pas vraie.
L’ennui, en la matière qui nous occupe, vient de ce que le critère de l’évidence fonctionne mal, même si on respecte la logique dans l’enchaînement des raisonnements, car la cohérence formelle ne suffit pas : il est tout à fait possible d’avoir deux théories soigneusement construites, parfaitement respectueuses des règles du discours logique, satisfaisant toutes deux à la clarté et à la distinction exigées par la méthode de Descartes, mais qui aboutissent à des conclusions diamétralement opposées. Kant s’est amusé à développer côte à côte de tels raisonnements qui s’annulent en fin de compte, puisqu’il n’est pas possible de tenir simultanément et sous le même rapport comme également vraies deux idées qui s’opposent complètement. Par exemple, que le monde a un commencement dans le temps et qu’il n’a pas de commencement dans le temps, que l’homme est libre et qu’il n’est pas libre, que l’univers a un créateur et qu’il n’a pas de créateur [4].
Ce qui rend possibles ces discours contradictoires, c’est qu’ils sont des constructions de l’esprit qu’aucune expérience ou expérimentation décisive ne peut contrôler ou contredire. Ce sont des discours « infalsifiables » [5] qui, se situant hors de toute vérification expérimentale possible, ne peuvent prétendre à une quelconque validité scientifique.
De ces considérations, on peut tirer deux choses. La première, c’est un critère permettant de juger une théorie: sera scientifique toute affirmation qu’il est possible de prendre expérimentalement en défaut, donc toute affirmation « falsifiable », pour autant qu’elle n’ait encore jamais été prise en défaut. La seconde, c’est que ce critère ne nous sert à rien pour trancher entre deux doctrines métaphysiques, religieuses ou politiques, puisque les expérimentations susceptibles de les contredire n’y sont pas possibles. On peut reformuler cela plus abruptement en disant que les « expériences » effectivement réalisées permettent de conclure à la fausseté des théories politiques qui les ont mises en place. Les utopies politiques se sont toutes mal terminées.
Dans le domaine qui nous occupe ici, déterminer si Dieu existe ou non est une question indécidable. On s’en désintéresserait volontiers si nous n’étions pas embarqués, obligés de choisir, de parier et d’assumer ensuite nos choix comme nos non-choix. Chacun se retrouve certes à égalité en ces matières, mais les positions qui en découlent ne sont ni équivalentes, ni interchangeables, car c’est là que se jouent les choix les plus significatifs et les plus déterminants pour l’existence de chacun. Quant à ceux qui refusent de choisir, leurs actes, spontanés ou réfléchis indiquent toujours comment ils ont tranché.
Cependant — et c’est ici l’important — le choix de la foi redevient une option rationnellement défendable, pourvu qu’il ne soit pas simplement conditionné par des éléments extérieurs à la question (pression familiale, conformisme social, peur de déplaire…). Nouer une relation avec Dieu n’a rien d’irrationnel, même si le type d’évidence qui accompagne cette démarche n’est pas une certitude objective combinant la rigueur de la pensée et l’évidence expérimentale. Il faut se contenter ici d’une certitude subjective. Ce dont je fais personnellement l’expérience, le vécu dont je puis témoigner, a une valeur quasi absolue pour moi, tandis que les autres ne peuvent qu’écouter ce que je dis, prendre acte de ma déclaration et peut-être croire que je dis vrai. C’est peu et c’est beaucoup : une certitude subjective peut combiner la rigueur de la pensée et le constat empirique des faits, à ceci près que ce vécu n’a ni le même sens ni la même signification pour les autres.
La conversion se joue dans ce registre-là. La découverte de la transcendance est une expérience bouleversante pour la personne qui la vit : elle renouvelle son regard, change ses priorités en lui donnant un point de vue nouveau et plus vaste que celui qui était le sien avant. Elle repose sur une certitude subjective, qui dure et ouvre la possibilité d’un méta-regard sur la vie, sur les valeurs, sur le monde, sur le sens de cette entreprise étrange qu’est l’humanité. Nombreux sont ceux qui lisent alors la Bible avec la conviction toute neuve qu’elle est inspirée par Dieu et qu’elle surclasse en valeur et en pertinence les arguments des philosophes. Nous en avons déjà rencontré quelques exemples dans la partie précédente.
Que se passe-t-il alors ? Qu’on me pardonne mon usage soutenu des métaphores, mais comment dire ces choses autrement, comment les donner à soupçonner, à appréhender à qui ne les a pas expérimentées ? C’est le passage à un niveau supérieur, comparable à celui de la deuxième à la troisième dimension, du plan à l’espace, ou du noir et blanc à la couleur. Ce qui paraissait le tout des choses n’en est plus qu’un aspect, une particularité singulière. Sans doute tout cela n’est-il pas donné d’un coup en toute clarté, mais la personne reçoit une faculté nouvelle, comme un sixième sens, qui la rend capable d’appréhender cette dimension nouvelle.
L’espace juge le plan, la couleur juge le noir et blanc, et l’homme restauré dans ses facultés spirituelles juge l’homme qui n’y a pas accès. La méta-position relativise ce qui paraissait auparavant si absolu. On peut mesurer autrement, juger autrement, ne pas se laisser prendre aux premiers éléments qui se présentent. Difficile de dire quel est exactement le critère, sinon celui d’une distance et d’une perception plus complète du réel qui n’étaient pas possibles jusqu’alors. Une lumière nouvelle, une sorte de retrait permettant un examen différent. Les perspectives changent.
On estimera peut-être outrancière cette thèse qui postule une anthropologie différente pour les hommes et les femmes dont les facultés spirituelles ont été restaurées et semble rejeter comme nul et non avenu tout ce qui n’a pas été produit par eux. Tel n’est pas mon point de vue : dans son ordre propre, chaque chose a sa valeur. Je n’ai pas de science supplémentaire, seulement la foi que la révélation divine va plus loin qu’on ne le pense, qu’elle relativise tout ce que les hommes peuvent estimer acquis et connu (pour ne pas parler de leurs soi-disant absolus) et qu’elle révèle « des choses cachées depuis la fondation du monde ». [6]
Il convient de souligner ici un point décisif : d’ordinaire, ce qu’on appelle l’esprit critique ramène les grandes théories à la considération attentive des faits et des causalités de type matérialiste. Il relève toujours d’une réduction : ce que vous croyez pouvoir attribuer à une cause surnaturelle n’est en réalité qu’un phénomène naturel tout à fait explicable. L’épicurien Lucrèce, dans son De rerum natura, se faisait fort de montrer que la terreur sacrée qu’inspiraient la foudre et le tonnerre n’a pas lieu d’être, étant donné qu’il n’est nul besoin d’imaginer Zeus lançant des éclairs pour expliquer les orages, mais qu’il faut envisager des phénomènes physiques particuliers qui se produisent quand certaines conditions météorologiques sont réunies. Ici, ces perspectives sont renversées. L’esprit critique lié à une position de foi biblique va plutôt souligner l’étroitesse des limites que le rationalisme plus ou moins positiviste s’oblige à respecter pour ne pas déraper, et souligner l’extraordinaire réduction des perspectives qu’il s’impose en biffant a priori une dimension possible du réel.
Non, il ne s’agit pas d’effacer d’un coup ce que l’esprit critique et les Lumières ont mis tant d’effort à construire. Les mises en garde contre les explications théologiques et métaphysiques sont nécessaires, indispensables même. Elles sont parfaitement valables dans leur ordre — par quoi j’entends les dimensions dans lesquelles elles se meuvent. Affirmer comme je le fais qu’il y a autre chose, une autre dimension, qu’il y a plus et que ce plus relativise et dévalue ce qui paraît le plus précieux dans l’ordre ordinaire du monde, ce n’est pas réintroduire la mentalité magique ni remettre le village autour de l’église. C’est élargir l’entreprise de comprendre à une dimension insoupçonnée — ou qu’on ne soupçonnait plus. Si ce point de vue différent, plus englobant existe vraiment, on comprend mieux pourquoi la philosophie qui, par définition, fonctionne exclusivement à l’aide de moyens humains, paraît pauvre et un peu folle dans sa prétention de dire le vrai munie de ses seules ressources. Voilà pourquoi certains chrétiens philosophes refusent ce titre et se contentent de celui de penseur privé (Kierkegaard) ou de cantonnier de la Voie Royale (Clavel). Cela ne les empêche nullement de se saisir des arguments philosophiques pour combattre, dans leur ordre, les philosophes qui prétendent tout régler.
© Jean-François Jobin 2010
Notes
- Jean 16.13.
- Descartes, Discours de la Méthode, 1re partie.
- Paradoxalement, cette critique aura eu moins d’impact sur la pratique religieuse que le mode de vie médiatique de notre époque, bien plus dissolvant pour les valeurs que les coups de boutoir théoriques, qui ne déstabilisent que ceux qui lisent certains livres.
- Kant, Critique de la Raison pure, Livre II, chapitre 2, L’antinomie de la raison pure.
- J’utilise à dessein le mot de Karl Popper.
- Matthieu 13.35. Voir aussi, mais dans un registre un peu différent, le livre de René Girard qui porte ce titre.
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