Catégories
Christianisme Philosophie

La raison : quelle autorité?

Nous continuons de suivre les intuitions de ce penseur dérangeant qu’est Léon Chestov, qui voit dans la philosophie une entreprise diamétralement opposée à ce que serait une philosophie religieuse d’inspiration biblique.
Je reprends certains développements publiés dans mon livre La Sagesse ou la vie. Les billets de cette série sont, dans l’ordre La foi, la raison et l’esprit critique, Au centre d’Eden, et Le terrain des faits.

La connaissance en tant que telle n’a jamais posé problème aux philosophes. Tous ont toujours été convaincus qu’elle est nécessaire plus que tout, qu’elle est l’unique source de la vérité, et surtout qu’elle fournit des vérités générales et nécessaires sur le monde et sur l’homme, ces vérités auxquelles l’homme ne peut pas échapper. Il n’est d’ailleurs nul besoin de leur échapper, car Leibniz disait que les vérités éternelles ne se contentent pas de contraindre: elles persuadent, et elles persuadent tous les hommes à partir du moment où elles ont été démontrées. Et même Dieu leur est soumis.

Sans doute accepte-t-on plus facilement l’autorité fondée sur la persuasion que celle qui joue sur la contrainte; d’ailleurs, à partir du moment où la persuasion est acquise, la contrainte n’a plus de sens. Mais, dans le domaine des vérités, la contrainte subsiste sous le velours de la persuasion. Il faut donc s’interroger sur ce qui est déterminant dans notre rapport aux vérités : est-ce le fait qu’elles contraignent, ou le fait qu’elles persuadent ?

Si la vérité qui contraint ne parvient pas à nous persuader, perd-elle du même coup sa vertu de vérité? Ne suffit-il pas à la vérité de disposer du pouvoir de contraindre?

Léon Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 30

Quand les philosophes s’énervent

À cela s’ajoute une autre catégorie de vérités, dont les philosophes parlent moins volontiers: les vérités qu’il faudrait démontrer mais dont on n’arrive pas à trouver la démonstration. Par exemple, qu’il existe un monde extérieur à nous-mêmes, dont nous avons des perceptions sensibles, et dans lequel nous agissons. Quand nous rêvons, nous croyons tout cela également, mais nous nous rendons compte au réveil que ces perceptions étaient imaginaires. Il reste alors à prouver que ce que nous percevons quand nous ne dormons pas est bien réel, que des objets, un monde, et même notre propre corps existent en dehors de nous, indépendamment de notre pensée. Cette démonstration, personne ne l’a vraiment trouvée. C’est ici que les choses deviennent intéressantes, parce que les philosophes, à court d’arguments, s’impatientent, s’énervent et se mettent à écrire des choses surprenantes. Pour Kant, par exemple, si nous ne parvenons pas à savoir que les choses existent en dehors de nous, la philosophie et la raison seront à jamais couvertes de honte. Ce serait un scandale. Curieux raisonnement qui, au lieu de fournir des arguments, discrédite celui qui interroge !

Ich musste also das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen.

Kant, préface à la deuxième édition de la Critique de la Raison pure

Quand on lit qu’il a « dû supprimer le savoir pour obtenir de la place pour la foi », on sent qu’il a pris cette décision à contrecœur. Le scandale de la philosophie, demande Chestov, n’est-il pas plutôt qu’elle n’arrive pas à prouver l’existence de Dieu ?

Une autre hantise de Kant est le Deus ex machina, c’est-à-dire l’idée que Dieu intervient dans le monde en faveur des hommes en modifiant le cours des lois naturelles: «c’est la plus grande ineptie que l’on puisse admettre»:

In der Bestimmung des Ursprungs und der Gültigkeit unserer Erkenntnisse der Deus ex machina das Ungereimteste ist, was man wählen kann.

Kant, dans une lettre à Markus Herz du 21 février 1772

Il refusait également l’idée de l’harmonie préétablie de Leibniz parce qu’elle cachait un Deus ex machina. Accepter de telles idées, c’est renoncer à jamais à l’idée que ce qui est, est nécessairement tel qu’il est. Enfin, il pensait que la théorie selon laquelle Dieu aurait mis en nous des idées innées revenait à détruire complètement toute philosophie.

Zu sagen, dass ein höheres Wesen in uns solche Begriffe und Grundsätze weislich gelegt habe, heisst alle Philosophie zu Grunde richten.

Kant, Refl. 4473, Akademie Ausgabe (Immanuel Kant, Gesammelte Schriften, Hrsg. von der Königlich-Preussischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, 1902), t. XVII, p. 564

Il utilise des formules étonnantes : «la raison aspire avidement», «la raison est irritée», etc. Et alors ? Pourquoi serions-nous obligés de lui fournir immédiatement tout ce qu’elle désire ? Pourquoi est-il interdit de l’irriter ? Qui l’interdit ? Ne serait-ce pas au contraire à la raison de nous satisfaire, à elle de ne pas nous irriter ? Mais la raison, qui aspire à l’universalité, a obtenu ce qu’elle voulait: les plus grands représentants de la philosophie ont expulsé tout ce qui pouvait l’irriter ou lui faire concurrence dans le domaine du suprasensible,

dont nul écho ne parvient jusqu’à nous et où l’être se confond avec le non-être dans une terne et morne indifférence.

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 25

Kant ne s’est pas demandé si la certitude avec laquelle il affirmait l’autonomie de la vérité et la haine qu’il portait à l’expérience ne découlaient pas du «dogme» de la souveraineté de la raison. Ce dogme est dépourvu de tout fondement, mais il est l’indice du profond sommeil, voire de la mort de l’esprit humain. C’est d’une ironie assez cuisante quand on se souvient que Kant a raconté qu’il a lui-même été tiré de son «sommeil dogmatique» quand Hume a mis en doute l’existence des vérités universelles et nécessaires. Toute la Critique de la raison pure travaille à les rétablir sur des bases solides. En fait de critique, elle n’est donc — il s’en faut de beaucoup — pas aussi radicale qu’on ne le dit, et on doit s’étonner que Kant, souvent considéré comme un philosophe chrétien, n’arrive pas à admettre que Dieu soit au-dessus des vérités, ou qu’on puisse chercher et trouver Dieu dans notre monde.

La raison est plus rassurante que la foi

La raison enseigne que ce qui est créé ne peut pas être parfait ni même bon. Elle s’oppose au jugement qui conclut le récit de la création :

Dieu vit alors tout ce qu’il avait fait, et voici : c’était très bon.

Genèse 1.31

La raison enseigne que le savoir est supérieur à la foi, et tous tombent d’accord, philosophes du Moyen Âge et Pères de l’Église ; peu leur importe la déclaration de Paul selon laquelle ce qui ne résulte pas de la foi est péché (Romains 14.23). La raison enseigne qu’une vérité de fait est comme une vérité éternelle, car qui peut défaire ce qui est ou ce qui a été? C’est accepter sans explication probante que n’importe quel fait devienne une vérité éternelle, alors que la Bible montre que Dieu est capable de ressusciter les morts.

Si les fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal sont ainsi devenus la source de la philosophie, c’est parce que nous avons préféré nous soumettre à des vérités contraignantes qui nous persuadent et que nous croyons contrôler du fait que nous les connaissons, plutôt que d’entrer dans une démarche de foi et le risque d’une relation avec un Dieu capable de transgresser les lois naturelles qu’il a lui-même établies. Nous craignons de perdre pied, car

la foi qui selon l’Écriture nous sauve et nous délivre du péché, nous introduit selon notre entendement dans le domaine du pur arbitraire, où la pensée n’a plus aucune possibilité de s’orienter, où elle ne peut s’appuyer sur rien».

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 34

En conséquence, ce n’est pas seulement le vocabulaire grec qui fait problème dans notre manière de comprendre la foi. Oui, il fait écran, il déforme, il confère une couleur philosophique aux concepts forgés par la théologie. Mais le problème de fond, c’est la philosophie elle-même en tant qu’entreprise générale de connaissance des vérités universelles et nécessaires, toute entière attachée à l’arbre de la connaissance, sous la malédiction de la Chute.

La vérité dans le rétroviseur ?

Philosopher, réfléchir, c’est se retourner, regarder en arrière d’où on vient, non tellement pour mesurer le chemin parcouru, mais plutôt pour essayer de comprendre pourquoi nous en sommes où nous en sommes, et tels que nous sommes. C’est chercher notre vérité dans ce qui a précédé. L’histoire va nous donner la clé de nous-mêmes, et avant l’histoire, la préhistoire et nos origines les plus reculées. Or la liberté s’évapore quand on se retourne en arrière pour réfléchir: c’est là en effet qu’on trouve de quoi montrer que l’acte prétendument libre était conditionné par ceci ou par cela. Tout motif devient un fait produisant nécessairement la décision soi-disant libre, qui ne pouvait pas être différente. Post hoc ergo propter hoc: après cela, donc à cause de cela. Oui, sans doute,

tant que nous existons physiquement, nous sommes sous la domination de la Nécessité. On peut nous soumettre à la torture et nous contraindre à reconnaître quoi que ce soit (…) Il faut fuir au plus vite, fuir ce monde, fuir sans se retourner en arrière, sans demander où l’on va et sans prévoir ce que nous apportera l’avenir. Il faut brûler, arracher, détruire en nous tout ce qui alourdit, pétrifie, écrase et nous attire vers le monde visible, si l’on veut se sauver du terrible danger qui nous guette (damnatio aeterna).

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 64

Ne pas vivre comme des pierres qui tombent

Nous pouvons choisir de vivre autrement que comme des pierres qui tombent. Ce thème de la pierre douée de conscience vient de Spinoza. Il affirmait que si la pierre qui tombe était douée de conscience, elle se figurerait qu’elle tombe à terre librement. On comprend que c’était là une critique de la liberté: ce n’est pas parce que nous croyons agir librement que nous sommes effectivement libres. La liberté n’est que le nom qui couvre notre ignorance des ressorts qui nous animent et des lois qui nous gouvernent. Mais, réplique Chestov, si on avait doté la pierre de conscience en lui conservant sa nature de pierre, elle n’aurait pas douté un seul instant que la Nécessité ne soit le principe fondamental de l’être dans sa totalité.

Personne n’est intéressé à ce que les pierres soient transformées en êtres pensants, mais beaucoup sont intéressés à ce que les hommes vivants soient transformés en pierres.

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 67

La plupart des hommes ne font que ressembler aux hommes, car ils vivent comme des pierres douées de conscience. Qui n’a pas fait l’expérience de se trouver subitement transformé en pierre douée de conscience, ce qui arrive maintes fois quand on se retourne en arrière, quand on interroge et qu’on se met à réfléchir ?

Rejoindre les dissidents du fait

Voilà pourquoi Chestov cite volontiers une parole peu connue de Platon :

Il faut tout oser.

Platon, Théétète, 196d

Il faut oser défier la raison, oser briser les chaînes d’Ananké, oser quitter la servitude de la nécessité. Notre existence ne se résume pas aux faits ni à la recherche de la vérité par les moyens de la raison appuyée sur l’expérience. L’ordre dans lequel la science et la technique dominent ne constitue pas le tout de la réalité. C’est à tort que nous croyons que ces limitations volontaires sont la condition de notre pouvoir sur les choses et sur nous-mêmes (ou sur nos semblables). La voie royale n’est pas celle qui consiste à se limiter à l’observable, au mesurable et à l’efficace. Si l’on peine à admettre que le réel se résume à l’observable ou au mesurable, si l’on pressent qu’on manque quelque chose d’essentiel, comme si l’on avait lâché la proie pour l’ombre, il faut envisager une autre perspective et prendre le maquis de la philosophie en rejoignant les dissidents du fait, ces quelques penseurs et autres poseurs de bombes logiques qui commettent des attentats contre la raison et la nécessité.

Nous ne sommes pas indifférents à la nécessité. Mais si nous oubliions la peur, la crainte, l’inquiétude? si nous décidions de regarder en avant au lieu de nous retourner vers l’origine, vers le principe et la cause première, vers ce qui nous méduse et nous immobilise? Car cela, c’est ce qui a été, et le spectacle de ce qui a été nous transforme, comme la femme de Loth, en statues de sel. Heureusement, Platon nous a frayé le chemin vers l’idée que ce qui tombe sous nos regards et nous en impose par son caractère de fait n’est que l’ombre d’une puissance bien plus forte, capable même de faire échapper les hommes à la puissance de la mort. Cela devient encore beaucoup plus clair quand le Dieu de la Bible intervient dans l’histoire des hommes, favorise son peuple dans ses guerres (ou au contraire lui oppose des ennemis qui le détruisent presque entièrement), rétablit Job dans sa bénédiction première, pardonne les péchés, ressuscite des morts.

Kant et les philosophes se récrient : mais c’est impossible! C’est insupportable! Un Deus ex machina, c’est la mort de toute philosophie, la ruine de toute rationalité et de toute connaissance, car tout, et le contraire de tout, devient possible. Dans ce cas, demande Chestov, ne vaut-il pas mieux renoncer au savoir et rechercher la protection de ce Dieu tellement scandaleux? Évidemment, nous brûlons de savoir si une telle chose est possible, mais c’est justement ce qui est impossible.

Et si nous ne demandions la permission à personne ? Et si nous nous mettions à la recherche d’une liberté plus forte que les principes de contradiction et d’identité, plus forte que la nécessité elle-même, une liberté assez forte pour soumettre ces éléments redoutables à nos ordres ? La nécessité ne se laisse pas convaincre, dit-on. Mais si ma liberté était plus forte qu’elle?

Les yeux corporels et les yeux spirituels

Chestov rappelle que, selon Platon, nous avons non seulement des yeux physiques, corporels, mais encore des yeux spirituels. Ceux-ci s’aiguisent lorsque les yeux corporels commencent à perdre de leur acuité.

Les yeux de l’esprit ne commencent à être perçants que quand ceux du corps commencent à baisser; toi, tu es encore loin de cet âge.

Platon, Le Banquet, 219a. Socrate s’adresse à Alcibiade.

Bien entendu, dans l’ordre du visible, les yeux physiques sont capables de distinguer la vérité et l’erreur. Ils s’appuient sur Ananké et «sont contraints par la vérité même». Pas étonnant que ceux qui ont la vue bonne soient plus faciles à contraindre par des menaces: c’est parce que la vision a pouvoir sur eux. Tel n’est pas le cas de ceux chez qui la vision spirituelle devient plus forte que la vision corporelle. En posant ainsi la question de la «vue», Platon fait une tentative hardie, osée, désespérée peut-être, pour briser le cercle de la nécessité, anéantir son pouvoir et ses sortilèges. Celui dont les yeux ont baissé n’est plus impressionné par les mêmes choses et tire sa force de son infirmité, puisque ses yeux spirituels ont maintenant du champ et de la place pour s’exercer et discerner ce qui est de leur ordre. Ils ne sont plus aveuglés par cette lumière qui écrase tout en prétendant tout donner à voir. Coup de force scandaleux ou foutaise, chacun décidera. Reconnaissons cependant que toute l’expérience en est transfigurée: la nécessité cesse de contraindre, le principe de contradiction est soumis à ma liberté, et les menaces des rationalistes restent sans effet.

Que peut-on opposer de décisif à la nécessité, à Ananké, sinon une volonté autoritaire, courageuse, qui ne se laisse pas convaincre? Mais Platon lui aussi a cédé. Dans le Phédon, il nous montre un Socrate qui, en présence de la mort et sur le point de mourir, administre des preuves, des preuves et encore des preuves. Il en vient à dire que la contemplation est la chose la meilleure, et que même dans l’autre monde, Ananké continue de régner. Platon a fini par penser comme tout le monde, à faire hélas comme les autres.

Conclusion de cette série dans le prochain billet, consacré à la philosophie religieuse selon Léon Chestov.

Catégories
Christianisme La Sagesse ou la Vie Philosophie

Au centre d’Eden

Ce billet est le deuxième d’une série consacrée à la manière cont Léon Chestov considère les relations entre la philosophie et le christianisme. Le premier est ici.


Pour Léon Chestov, la critique de la raison la plus radicale ne se trouve pas dans la Critique de la raison pure de Kant, mais dans la Bible, au livre de la Genèse. Suivons-le donc dans le deuxième lieu clé de sa pensée.

Jan Brueghel l’Ancien et Peter Paul Rubens, Le Jardin d’Eden et la chute de l’homme. Mauritshuis, The Hague. Wikimedia

Rappelons qu’au milieu du jardin d’Éden poussent deux arbres tout à fait particuliers, spécialement désignés: l’arbre de vie et l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Genèse 2.9). Le second fait l’objet d’un interdit assorti d’une mise en garde:

L’Éternel Dieu donna ce commandement à l’homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras.

Genèse 2.16-17

Armés de notre bonne grosse psychologie, nous nous disons que si Dieu avait voulu faire exprès de donner envie à l’homme de transgresser son commandement, il ne s’y serait pas pris autrement, et que le serpent a eu ensuite partie facile pour convaincre le premier homme et la première femme de manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Mais là n’est pas le point. C’est la présence simultanée de ces deux arbres qui constitue la critique la plus radicale de la connaissance et de la raison. La fameuse «pomme», c’est le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, qu’Adam et Ève consomment, après quoi «leurs yeux s’ouvrirent» (Genèse 3.7). Prenant alors conscience de leur nudité, ils cherchent à rattraper la situation par divers artifices: ils se cachent et se fabriquent des vêtements de feuilles. Mais cela ne suffit pas. Connaissant effectivement le bien et le mal, éprouvant aussi leur insuffisance et leur solitude par rapport à ce savoir trop grand qui tombe sur eux et par lequel ils se sentent condamnés, voilà que Dieu les chasse hors d’Éden et poste,

à l’est du jardin d’Éden, les chérubins et la flamme de l’épée qui tournoie, pour garder le chemin de l’arbre de vie

Genèse 3.22

afin d’éviter qu’ils ne mangent de l’arbre de vie et ne vivent éternellement (Genèse 3.23). N’y voyons pas un mouvement de jalousie qui viserait à empêcher que l’homme accède à la vie éternelle, mais une mesure de précaution ménageant la possibilité d’une autre histoire que celle dans laquelle Adam et Ève se sont engagés, comme si la solution la moins tragique était encore qu’ils meurent, après quoi la Bible raconte ce que Dieu a fait pour essayer de rattraper la situation et sauver l’humanité.

La connaissance est-elle mortelle ?
Soulignons que le texte de la Genèse parle de la connaissance du bien et du mal, au moyen de laquelle l’homme a choisi de devenir autonome en fixant pour lui-même des normes choisies par lui-même. En cela consiste sa liberté si chère et si chérie. C’est l’acte de naissance de l’éthique ou de la morale, comme on voudra : les deux termes sont équivalents.

L’homme est devenu “comme l’un de nous pour la connaissance du bien et du mal”

Genèse 3.22

dit Dieu, capable de décider librement du bien et du mal, capable de choisir ses valeurs indépendamment de ce qui est bien ou mal aux yeux de Dieu — mais aussi de chercher à retrouver la volonté de Dieu pour s’y conformer.

Je doute qu’Adam et sa descendance eussent été condamnés à mener, dans leur «innocence», des existences éternelles d’imbéciles heureux, puisque la mission de croître, de se multiplier et de se soumettre les animaux et la création a été donnée avant la rupture provoquée par la désobéissance première (Genèse 1.28). Mais parce que nous faisons partie de l’humanité et que, d’une certaine manière, nous sommes tous descendants du premier homme et de la première femme, nous avons hérité de la connaissance du bien et du mal et nous devons nous en accommoder, alors même que notre «bien» se tourne en mal et que nous sommes trop souvent incapables de faire le bien que pourtant nous discernons et voudrions faire.

De plus, la mise en garde de Dieu à propos de l’arbre de la connaissance nous place devant une équation déplaisante : connaissance = mort. Elle signale un ordre qui n’appartient qu’à Dieu, qui est «saint» en langage judéo-chrétien, auquel il vaut mieux ne pas toucher, sans quoi on s’expose à des conséquences douloureuses. On trouve des situations analogues dans l’interdiction faite aux sacrificateurs de fabriquer pour leur propre usage le parfum réservé aux sacrifices d’adoration (Exode 30.37-38), ainsi que dans le malencontreux épisode où un homme non consacré a cru bon de retenir l’Arche de l’alliance qui menaçait de tomber d’un char, et qui a été tué sur le coup (2 Samuel 6.1-10).

Cultiver l’arbre de la connaissance
Le concept de connaissance s’est étendu bien au-delà de la morale à partir du moment où l’homme a dû produire par ses propres forces ce dont il jouissait gratuitement en Éden. Travailler, c’est transformer ce qu’on trouve dans le monde en fonction d’une idée. C’est plus facile quand on connaît les lois de fonctionnement des phénomènes naturels. La Bible ne condamne pas la connaissance scientifique ou la technique en tant que telles ; après tout, si l’homme a reçu de Dieu la tâche de dominer sur toute la terre, n’avait-il pas intérêt à développer ses connaissances pour le faire plus efficacement ?

Peut-on cultiver l’arbre de la connaissance, et de quels fruits est-il capable ? Telle est la question que les philosophes se sont posée, en reléguant au rang des éléments secondaires le fait qu’elle porte sur le bien et le mal. À les lire, on a l’impression que, dans cette histoire, Dieu a menti comme s’il avait voulu cacher à l’homme quelque chose de très important (la connaissance) pour le maintenir dans la dépendance, alors que le serpent a dit la vérité. Ève et Adam ont donc bien fait de désobéir en mangeant le fruit:

La femme vit que l’arbre était bon à manger, agréable à la vue et propre à donner du discernement. Elle prit de son fruit et en mangea; elle en donna aussi à son mari qui était avec elle, et il en mangea.

Genèse 3.6
Bas relief en marbre de Lorenzo MaitaniCathédrale d’Orvieto montrant Ève et l’arbre

Cette perspective oublie que la connaissance, dans le récit de la Genèse, relève moins d’une intuition que d’une décision. Elle n’est pas la réception d’une vérité jusque-là cachée, mais la capacité de déterminer soi-même ce qui est bien et mal, que cela s’effectue dans une démarche éthique ou dans une décision arbitraire. Mais les philosophes vont interpréter cette connaissance comme la capacité de distinguer entre le bien et le mal. Comme on distingue sa gauche de sa droite, on est capable de reconnaître le bien comme bien, le mal comme mal. On renverse alors complètement la donne, car le bien et le mal deviennent du même coup supérieurs à Dieu. Autrement dit, on pose des valeurs absolues qui, dans l’échelle de l’excellence et de l’être, se situent au-dessus du Dieu créateur de toute chose. Il reste assurément capable de les distinguer, mais il est contraint de se soumettre au bien. Une telle idée n’est plus compatible avec l’économie du texte biblique, mais elle a fait des petits dans l’histoire de la philosophie.

Si la révélation biblique doit être prise au sérieux, alors c’est Dieu qui décide souverainement du bien et du mal. Il n’y a aucune raison que nous en fussions capables, devenus semblables à lui, et qu’il ne le soit pas. Le bien est ce que Dieu décide, et si cela n’est pas le bien à mes propres yeux, je dois m’en arranger. Trois possibilités : ou je m’en remets à son point de vue, ou je lui oppose le bien selon moi-même et m’oppose donc à lui, ou je nie Dieu lui-même dans une position athée. Il n’y a pas de quatrième possibilité, car me référer à un bien qui serait supérieur à Dieu lui-même revient à élaborer métaphysiquement ma propre idée du bien pour la poser en prétendu absolu.

Ainsi, les philosophes ont moins considéré l’accession de l’homme à l’autonomie morale que la connaissance qui nous rend capables, soi-disant comme Dieu, de nous rapporter au Bien absolu et de le distinguer du Mal. Bientôt, la connaissance ne sera plus seulement la capacité de discriminer entre Bien et Mal ; elle deviendra intuition de l’absolu. Chez Spinoza, c’est le troisième genre de connaissance, une science intuitive qui donne accès à l’essence même des choses. Dans sa perspective, la Chute n’a pas été une catastrophe, mais une chance, une évolution majeure : l’homme a quitté l’état d’innocence (autant dire de bêtise et de soumission) pour accéder à la raison grâce à laquelle, quand on connaît la vérité sur quelque chose, on en sait autant que Dieu, car

n’y ayant qu’une vérité de chaque chose, quiconque la trouve en sait autant qu’on en peut savoir.

Descartes, Discours de la méthode, seconde partie.

Au lieu de chute ou de péché, on ferait mieux de parler de victoire: le fruit défendu, c’est la raison, grâce à laquelle nous allons pouvoir tout connaître et tout maîtriser. L’homme a gagné le gros lot, et non la désolation, la mort, la culpabilité et l’éloignement de Dieu.

Qu’importe d’ailleurs que nous nous éloignions de Dieu : si nous pouvons être comme lui, nous pouvons aussi très bien nous passer de lui. Et, de fait, tout le monde veut connaître, tout le monde pense qu’il n’y a de salut que dans la connaissance et la science, grâce aux applications techniques qu’elle permet et à la sagesse qu’on tire de la philosophie. Socrate voulait connaître l’essence des valeurs morales, Platon voulait contempler les Idées éternelles, Aristote parvenir à la science de toute chose. Comment le leur reprocher puisqu’ils étaient grecs et ne connaissaient pas le récit de la Genèse ? Mais c’est pareil pour les philosophes qui le connaissent : eux aussi ont choisi la connaissance, désiré la connaissance de l’absolu, voulu découvrir des lois universelles et tellement nécessaires que Dieu lui-même ne pourrait que leur être soumis.

Chestov conclut ainsi:

Le serpent n’a pas trompé l’homme. Les fruits de l’arbre de la science du bien et du mal, c’est-à-dire comme nous l’a expliqué Hegel, la raison qui extrait tout d’elle-même, sont devenus les principes de la philosophie pour tous les temps.

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 121.

Reste un troisième lieu chestovien à visiter : ce sera le terrain des faits.

Catégories
Philosophie Religion et politique Zeitgeist

Oser savoir

Alors, Kant, qu’est-ce que les Lumières ?

(Pour rappel, on est en 1783, huit ans avant la Révolution française, en Prusse orientale, alors que Frédéric II, Frédéric le Grand, est roi de Prusse. Ce billet prend la suite du précédent.)

Les Lumières désignent le moment où l’homme cesse d’être mineur pour accéder à la majorité. Quand on est mineur, on est incapable de se servir de son propre entendement. Par paresse, par lâcheté, on préfère s’en remettre à des guides, à des tuteurs. Il faut du courage pour devenir majeur et on le devient en pensant par soi-même. Tout le texte de Kant peut être résumé par cet impératif : aie le courage de te servir de ton propre entendement !

Comment devenir majeur ?

On peut rester mineur toute sa vie en s’appuyant sur des tuteurs : pas besoin de penser si d’autres le font pour moi. Ces tuteurs, qui ont aimablement pris sur eux de conduire l’humanité, soulignent combien il est dangereux de sortir de sa minorité. Ils s’arrangent pour rendre le “bétail domestique” (l’expression est de Kant) bien sot et lui interdisent de faire le moindre pas en dehors de l’enclos. Mais en réalité le danger n’est pas bien grand : il suffit d’un peu d’entraînement pour apprendre à marcher seul. Au début, on trébuche, on tombe, mais on apprend aussi à se relever et à trouver peu à peu son assurance.

La personne chez qui la mentalité minoritaire est devenue une seconde nature aura de la peine à sortir de l’état de minorité, car on ne lui a jamais permis de se servir de son propre entendement. Peu nombreux sont ceux qui y parviennent par leur propre travail. La chose est plus facile au niveau collectif, estime Kant: il est possible qu’un public s’éclaire lui-même, pour peu qu’on lui en laisse la liberté, mais c’est un processus lent, qui suppose l’introduction de nouvelles façons de penser, tout le contraire de ce que serait l’introduction de nouveaux préjugés, par lesquels on tient les gens en laisse. Il faut aussi compter avec le fait que public a tendance à forcer ceux qui se sont libérés à retourner sous le joug commun.

Usage public et usage privé

Que faut-il donc pour favoriser les Lumières ? Rien d’autre que la liberté de faire un usage public de sa raison. De tous côtés, on entend crier : ne raisonnez pas, mais faites ce qu’on vous dit; ne raisonnez pas, mais payez; ne raisonnez pas, mais croyez, etc. Or il faut faire usage de sa raison dans tous les domaines, mais principalement celui de la religion. C’est ici que Kant introduit une distinction entre son usage public et son usage privé. L’usage public est celui qu’on en fait en tant que savant devant l’ensemble du public qui lit, alors que l’usage privé est celui qu’on fait dans l’exercice d’une charge ou d’une fonction qui nous est confiée.

L’usage public doit toujours être libre, mais l’usage privé peut et doit être restreint, dans l’intérêt de la communauté. Devant les fidèles de son église, le prêtre ou le pasteur s’en tiendra à la confession de foi qu’il est chargé d’enseigner. Là, il n’est pas permis de raisonner, on doit obéir. Devant les fidèles de son église, le prêtre ou le pasteur s’en tiendra à la confession de foi de sa communauté, qu’il est chargé d’enseigner. En tant que mandataire de l’église, il présentera ce qu’il enseigne comme quelque chose qu’il n’a pas le droit d’enseigner selon son opinion personnelle. Il est soumis à une autorité supérieure.

En revanche, en tant que savant, devant ses pairs, il n’a pas seulement pleine liberté mais mission de communiquer ses pensées soigneusement pesées à propos de la religion et de ses enseignements, en vue d’une meilleure organisation. La même personne peut se trouver faire les deux usages de sa raison, suivant qu’elle agit en tant qu’employé ou fonctionnaire, ou qu’elle se prononce en tant que savant, spécialiste, expert, devant un public qui discutera de ses propositions.

Voilà, pour l’essentiel, les thèses de Kant. Elles m’inspirent les remarques suivantes.

Sommes-nous éclairés aujourd’hui ?

On pourrait le penser : on peut discuter de tout, tout est remis en question, la religion ne fait même plus débat (tant qu’il s’agit du christianisme). Mais on est loin des critères que Kant posait. Tout le monde se croit invité dans les débat, et pas seulement les docteurs, les spécialistes, ceux qui ont étudié un domaine à fond. Qui est encore disposé à participer de bonne foi à un débat argumenté? Les opinions s’opposent aux opinions, la posture victimaire est valorisée, et on a l’impression que plus on est minoritaire, plus on se croit autorisé à faire un complexe de supériorité. Cette confusion, loin des lumières de la raison, va jusqu’à remettre en question des valeurs cardinales de nos démocraties sont remises en question. Il y a de quoi s’inquiéter. Pour paraphraser Kant, on pourrait dire que tout le monde veut faire un usage public de sa raison, mais que l’usage privé, dans le souci du bien commun, on le trouve pénible et peu désirable. Voilà du moins ce que les médias renvoient comme image du fonctionnement de notre société.

Kant est-il responsable de cette situation dégradée ?

Je cite un passage d’une lettre de nouvelles de Philosophie Magazine datée du 15 février dernier :

“Je veux montrer qu’Emmanuel Kant, né ici il y a près de 300 ans, a un lien presque direct avec le chaos mondial auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. Il a en outre un lien direct avec le conflit militaire en Ukraine.” C’est en ces termes incongrus que s’exprimait récemment le gouverneur russe de Kaliningrad (ex-Koenigsberg, la ville du philosophe allemand) Anton Alikhanov devant le “Ve Congrès des politologues“.

Comment interpréter ces propos ?

Une lecture tant soit peu sérieuse de Kant aura de la peine à soutenir pareille thèse. Kant n’est pas un nihiliste, mais son œuvre critique a abouti à quelques conclusions douloureuses : notre pouvoir de connaître a des limites, il est impossible de faire de la métaphysique une science, la religion est légitime, mais relève de la foi, car notre raison est incapable de produire des preuves définitives. On ne peut prouver ni l’existence, ni l’inexistence de Dieu, par exemple. Le gouverneur de Kaliningrad paraît regretter le temps des tuteurs, des guides qui disaient au peuple ce qu’il doit croire et penser. De nombreux autocrates rêvent du retour de cette époque et travaillent à museler, à rééduquer leur population (et le reste du monde si possible) par le moyen de la propagande, de la diffusion d’informations biaisées, de l’enseignement très orienté de l’histoire, de la manipulation via les réseaux sociaux.

Comment lutter, sinon en prenant très au sérieux la maxime citée au début de ce billet : aie le courage de te servir de ton propre entendement! Analyse, considère, argumente, ne te laisse pas impressionner, cherche d’autres sources d’information pour vérifier celles que tu reçois habituellement, ne cède pas aux préjugés, etc.

Tâche difficile, mais nécessaire.

Catégories
Christianisme Philosophie

Voir ou écouter ?

Nous commémorons cettre annér le 300e anniversaire de la naissance d’Emmanuel Kant, l’homme aux trois Critiques (de la raison pure, de la raison pratique et du jugement esthétique). Philosophe majeur, il a marqué l’histoire de la philosophie au point qu’on ne peut plus penser comme s’il n’avait jamais existé.

J’aimerais évoquer un petit essai qu’il a publié en 1783 en réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? C’est du moins ainsi qu’on a traduit en français Was ist Aufklärfung ? – traduction maladroite, j’y reviendrai.

Qui donc avait posé la question ? Un pasteur berlinois, Johann Friedrich Zöllner. Il avait pris la défense du mariage religieux contre le mariage civil, en réponse à un article anonyme qui en faisait l’apologie dans le numéro de septembre 1783 de la Berlinische Monatsschrift. Zöllner soutenait que mariage religieux était dans l’intérêt de l’État. Il polémiquait aussi contre la confusion et le trouble semés dans l’esprit et le cœur des gens au nom de l’Aufklärung, ajoutant, dans une note de bas de page, que ce concept d’Aufklärung était flou et que jamais personne n’avait répondu à la question de savoir ce qu’est –- alors qu’il s’agit d’une question presque aussi importante que celle de savoir ce qu’est la vérité.
Les réponses à cette question posée par un inconnu dans une note de bas de page sont venues en nombre, écrites par les auteurs les plus illustres de l’époque, parmi lesquels Kant.

Il est difficile de traduire Aufklärung en français. Le terme allemand signifie l’éclaircissement, l’explication, la clarification, l’élucidation, la démystification. Il s’agit effectivement d’apporter de la lumière dans quelque chose qui en manque. C’est un processus qui va à l’encontre de l’obscurantisme, principalement dans le domaine de la religion. Ce qu’on appelle le siècle des Lumières se dit en allemand das Jahrhundert der Aufklärung. En France, le XVIIIe siècle, dit sïcle des Lumières, est celui de Voltaire, de Montesquieu, de Diderot, de Rousseau, pour citer les plus connus. On peut le voir comme un héritage de Descartes qui, en identifiant la vérité avec l’évidence, a placé le débat sur un terrain qui appelle la lumière. Dans évidence, il y a la racine latine evidens, reliée au verbe video, voir. La vue est le sens auquel il est fait appel pour caractériser la vérité. Ce qui est évident est clair et distinct. Il faut donc chasser l’obscurité et la confusion.

Cette mise en lumière, cet appel à la transparence totale, est-on tenté de dire, me frappe par le fait qu’elle revient à tout mettre dans une forme d’extériorité et régler par là la question de la vérité et de l’erreur. Il suffirait de tout exposer à la lumière. Rousseau ne serait d’accord avec ce principe que dans sa pensée politique. À titre personnel, il mettait davantage l’accent sur l’intériorité – encore que ses Confessions, dans lesquelles il a voulu découvrir son cœur, montrer à ses semblables un homme dans toute la vérité de sa nature, n’en sont pas moins ambiguës, en ce sens que montrer, découvrir, c’est à nouveau mettre en lumière dans l’extériorité.

Tout le monde n’est pas d’accord pour considérer que la vérité ne se dit que par référence à la vue et à la lumière. Dans l’Ancien testament, “Écoute Israël ! L’Éternel notre Dieu, l’Éternel est un” (Deutéronome 6.4) sonne un commandement primordial, ce qui est confirmé par Jésus dans l’évangile de Marc en réponse à un scribe qui lui demande quel est le premier de tous les commandements : “Voici le premier : Écoute Israël, le Seigneur, notre Dieu, le Seigneur est un, et tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force. Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là.” Le mot d’ordre n’est pas “Vois!”, mais “Écoute !”

De manière inattendue, Nietzsche retrouve sur ce point la pensée biblique. Il voulait philosopher à coups de marteau. Le marteau était aussi bien celui des iconoclastes occupés à faire voler les idoles en éclats que le marteau d’auscultation du médecin, qui, à l’oreille, d’après le bruit produit dans l’organisme par le coup de marteau, pouvait connaître son état réel. On n’ausculte plus guère au marteau de nos jours. Le scanner et les IRM ont remplacé la subtilité de l’écoute par du bon gros visuel.

C’est dire si le thème de la lumière — et des Lumières — est fondamental dans notre culture. Que dit donc Kant dans sa réponse à la question Qu’est-ce que les Lumières ?

Ce sera le thème de mon prochain billet.

Catégories
Philosophie Religion et politique

Unamuno

Je me souviens que mon prof d’anglais au gymnase (au lycée si vous y tenez) avait cité une fois ce philosophe espagnol et son livre, Le sentiment tragique de la vie. M. Trezevant, Américain d’origine, amoureux de Shakespeare et de T.S. Eliot, lisait aussi l’espagnol et avait dû découvrir Unamuno dans sa langue originale. Quarante ans plus tard, j’ai décidé de le lire à mon tour. Le livre date de 1912, et sa traduction française, publiée en 1916, a été faite dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Gallimard l’a réédité en 1997 dans la collection Folio Essais.

Miguel de Unamuno n’est pas un philosophe systématique. Il classe ses collègues en deux catégories : les bâtisseurs de systèmes, les cérébraux, les rationalistes, les abstracteurs d’un côté, et de l’autre ceux qui travaillent à partir de leur inscription concrète dans le monde, les vivants, qui laissent parler aussi leur cœur et leurs sentiments. La séparation entre ces deux catégories peut aussi traverser un seul et même homme. Ainsi, Kant fait partie du premier groupe quand il écrit la Critique de la Raison pure et passe dans le deuxième quand il écrit la Critique de la Raison pratique, reconstruisant “avec le cœur ce qu’il avait détruit avec le cerveau”.

Car tout ou presque dépend de la définition que l’homme se donne de lui-même. Il peut se définir abstraitement comme animal politique (Aristote), comme contractant social (Rousseau), comme homo sapiens, autrement dit comme “un homme qui n’est ni d’ici ni de là-bas, ni de cette époque, ni d’une autre, qui n’a ni sexe ni patrie; bref, une pure idée; c’est-à-dire, autre chose qu’un homme”. Unamuno préfère l’homme de chair et d’os, qui foule la terre, concret, qui vit, qui souffre, qui se passionne, qui espère. Voilà l’homme dont la philosophie devrait rendre compte en formant une conception unitaire et totale du monde et de la vie qui le pousse à agir.

L’homme abstrait va développer une théologie abstraite et penser Dieu comme indifférent aux hommes, Être absolument parfait, Premier Moteur immobile (Aristote) – typiquement, un dieu de philosophe. En revanche, l’homme concret va découvrir en lui-même un immense désir d’infini et d’immortalité, qui le conduit à postuler un Dieu sentimental et doué de volonté, un Dieu concret, vivant, passionné.

Ce ne sont que quelques éléments. Je trouve rafraîchissant de lire un philosophe vivant, qui rue dans les brancards, qui refuse de se laisser enfermer dans le rationalisme abstrait, qui proteste au nom de l’existence concrète, et qui pose que la vie est tragique, certes, qu’elle est marquée par la souffrance, certes, mais que c’est là le prix de sa réalité.

Cela dit, Unamuno n’est pas à l’abri de certaines outrances, que se soit dans son hyper-catholicisme, son attitude guerrière ou ses conceptions nationalistes et patriotiques. Je note cependant qu’il a rompu avec le franquisme en 1936 : «Il est des moments où se taire c’est mentir […] Il ne suffit pas de vaincre, il faut convaincre.» On peut, non sans émotion, lire ici la reconstitution du dernier discours qu’il a tenu en tant que recteur de l’université de Salamanque, et saluer son courage exemplaire.