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Christianisme La Sagesse ou la Vie Philosophie

Au centre d’Eden

Ce billet est le deuxième d’une série consacrée à la manière cont Léon Chestov considère les relations entre la philosophie et le christianisme. Le premier est ici.


Pour Léon Chestov, la critique de la raison la plus radicale ne se trouve pas dans la Critique de la raison pure de Kant, mais dans la Bible, au livre de la Genèse. Suivons-le donc dans le deuxième lieu clé de sa pensée.

Jan Brueghel l’Ancien et Peter Paul Rubens, Le Jardin d’Eden et la chute de l’homme. Mauritshuis, The Hague. Wikimedia

Rappelons qu’au milieu du jardin d’Éden poussent deux arbres tout à fait particuliers, spécialement désignés: l’arbre de vie et l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Genèse 2.9). Le second fait l’objet d’un interdit assorti d’une mise en garde:

L’Éternel Dieu donna ce commandement à l’homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras.

Genèse 2.16-17

Armés de notre bonne grosse psychologie, nous nous disons que si Dieu avait voulu faire exprès de donner envie à l’homme de transgresser son commandement, il ne s’y serait pas pris autrement, et que le serpent a eu ensuite partie facile pour convaincre le premier homme et la première femme de manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Mais là n’est pas le point. C’est la présence simultanée de ces deux arbres qui constitue la critique la plus radicale de la connaissance et de la raison. La fameuse «pomme», c’est le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, qu’Adam et Ève consomment, après quoi «leurs yeux s’ouvrirent» (Genèse 3.7). Prenant alors conscience de leur nudité, ils cherchent à rattraper la situation par divers artifices: ils se cachent et se fabriquent des vêtements de feuilles. Mais cela ne suffit pas. Connaissant effectivement le bien et le mal, éprouvant aussi leur insuffisance et leur solitude par rapport à ce savoir trop grand qui tombe sur eux et par lequel ils se sentent condamnés, voilà que Dieu les chasse hors d’Éden et poste,

à l’est du jardin d’Éden, les chérubins et la flamme de l’épée qui tournoie, pour garder le chemin de l’arbre de vie

Genèse 3.22

afin d’éviter qu’ils ne mangent de l’arbre de vie et ne vivent éternellement (Genèse 3.23). N’y voyons pas un mouvement de jalousie qui viserait à empêcher que l’homme accède à la vie éternelle, mais une mesure de précaution ménageant la possibilité d’une autre histoire que celle dans laquelle Adam et Ève se sont engagés, comme si la solution la moins tragique était encore qu’ils meurent, après quoi la Bible raconte ce que Dieu a fait pour essayer de rattraper la situation et sauver l’humanité.

La connaissance est-elle mortelle ?
Soulignons que le texte de la Genèse parle de la connaissance du bien et du mal, au moyen de laquelle l’homme a choisi de devenir autonome en fixant pour lui-même des normes choisies par lui-même. En cela consiste sa liberté si chère et si chérie. C’est l’acte de naissance de l’éthique ou de la morale, comme on voudra : les deux termes sont équivalents.

L’homme est devenu “comme l’un de nous pour la connaissance du bien et du mal”

Genèse 3.22

dit Dieu, capable de décider librement du bien et du mal, capable de choisir ses valeurs indépendamment de ce qui est bien ou mal aux yeux de Dieu — mais aussi de chercher à retrouver la volonté de Dieu pour s’y conformer.

Je doute qu’Adam et sa descendance eussent été condamnés à mener, dans leur «innocence», des existences éternelles d’imbéciles heureux, puisque la mission de croître, de se multiplier et de se soumettre les animaux et la création a été donnée avant la rupture provoquée par la désobéissance première (Genèse 1.28). Mais parce que nous faisons partie de l’humanité et que, d’une certaine manière, nous sommes tous descendants du premier homme et de la première femme, nous avons hérité de la connaissance du bien et du mal et nous devons nous en accommoder, alors même que notre «bien» se tourne en mal et que nous sommes trop souvent incapables de faire le bien que pourtant nous discernons et voudrions faire.

De plus, la mise en garde de Dieu à propos de l’arbre de la connaissance nous place devant une équation déplaisante : connaissance = mort. Elle signale un ordre qui n’appartient qu’à Dieu, qui est «saint» en langage judéo-chrétien, auquel il vaut mieux ne pas toucher, sans quoi on s’expose à des conséquences douloureuses. On trouve des situations analogues dans l’interdiction faite aux sacrificateurs de fabriquer pour leur propre usage le parfum réservé aux sacrifices d’adoration (Exode 30.37-38), ainsi que dans le malencontreux épisode où un homme non consacré a cru bon de retenir l’Arche de l’alliance qui menaçait de tomber d’un char, et qui a été tué sur le coup (2 Samuel 6.1-10).

Cultiver l’arbre de la connaissance
Le concept de connaissance s’est étendu bien au-delà de la morale à partir du moment où l’homme a dû produire par ses propres forces ce dont il jouissait gratuitement en Éden. Travailler, c’est transformer ce qu’on trouve dans le monde en fonction d’une idée. C’est plus facile quand on connaît les lois de fonctionnement des phénomènes naturels. La Bible ne condamne pas la connaissance scientifique ou la technique en tant que telles ; après tout, si l’homme a reçu de Dieu la tâche de dominer sur toute la terre, n’avait-il pas intérêt à développer ses connaissances pour le faire plus efficacement ?

Peut-on cultiver l’arbre de la connaissance, et de quels fruits est-il capable ? Telle est la question que les philosophes se sont posée, en reléguant au rang des éléments secondaires le fait qu’elle porte sur le bien et le mal. À les lire, on a l’impression que, dans cette histoire, Dieu a menti comme s’il avait voulu cacher à l’homme quelque chose de très important (la connaissance) pour le maintenir dans la dépendance, alors que le serpent a dit la vérité. Ève et Adam ont donc bien fait de désobéir en mangeant le fruit:

La femme vit que l’arbre était bon à manger, agréable à la vue et propre à donner du discernement. Elle prit de son fruit et en mangea; elle en donna aussi à son mari qui était avec elle, et il en mangea.

Genèse 3.6
Bas relief en marbre de Lorenzo MaitaniCathédrale d’Orvieto montrant Ève et l’arbre

Cette perspective oublie que la connaissance, dans le récit de la Genèse, relève moins d’une intuition que d’une décision. Elle n’est pas la réception d’une vérité jusque-là cachée, mais la capacité de déterminer soi-même ce qui est bien et mal, que cela s’effectue dans une démarche éthique ou dans une décision arbitraire. Mais les philosophes vont interpréter cette connaissance comme la capacité de distinguer entre le bien et le mal. Comme on distingue sa gauche de sa droite, on est capable de reconnaître le bien comme bien, le mal comme mal. On renverse alors complètement la donne, car le bien et le mal deviennent du même coup supérieurs à Dieu. Autrement dit, on pose des valeurs absolues qui, dans l’échelle de l’excellence et de l’être, se situent au-dessus du Dieu créateur de toute chose. Il reste assurément capable de les distinguer, mais il est contraint de se soumettre au bien. Une telle idée n’est plus compatible avec l’économie du texte biblique, mais elle a fait des petits dans l’histoire de la philosophie.

Si la révélation biblique doit être prise au sérieux, alors c’est Dieu qui décide souverainement du bien et du mal. Il n’y a aucune raison que nous en fussions capables, devenus semblables à lui, et qu’il ne le soit pas. Le bien est ce que Dieu décide, et si cela n’est pas le bien à mes propres yeux, je dois m’en arranger. Trois possibilités : ou je m’en remets à son point de vue, ou je lui oppose le bien selon moi-même et m’oppose donc à lui, ou je nie Dieu lui-même dans une position athée. Il n’y a pas de quatrième possibilité, car me référer à un bien qui serait supérieur à Dieu lui-même revient à élaborer métaphysiquement ma propre idée du bien pour la poser en prétendu absolu.

Ainsi, les philosophes ont moins considéré l’accession de l’homme à l’autonomie morale que la connaissance qui nous rend capables, soi-disant comme Dieu, de nous rapporter au Bien absolu et de le distinguer du Mal. Bientôt, la connaissance ne sera plus seulement la capacité de discriminer entre Bien et Mal ; elle deviendra intuition de l’absolu. Chez Spinoza, c’est le troisième genre de connaissance, une science intuitive qui donne accès à l’essence même des choses. Dans sa perspective, la Chute n’a pas été une catastrophe, mais une chance, une évolution majeure : l’homme a quitté l’état d’innocence (autant dire de bêtise et de soumission) pour accéder à la raison grâce à laquelle, quand on connaît la vérité sur quelque chose, on en sait autant que Dieu, car

n’y ayant qu’une vérité de chaque chose, quiconque la trouve en sait autant qu’on en peut savoir.

Descartes, Discours de la méthode, seconde partie.

Au lieu de chute ou de péché, on ferait mieux de parler de victoire: le fruit défendu, c’est la raison, grâce à laquelle nous allons pouvoir tout connaître et tout maîtriser. L’homme a gagné le gros lot, et non la désolation, la mort, la culpabilité et l’éloignement de Dieu.

Qu’importe d’ailleurs que nous nous éloignions de Dieu : si nous pouvons être comme lui, nous pouvons aussi très bien nous passer de lui. Et, de fait, tout le monde veut connaître, tout le monde pense qu’il n’y a de salut que dans la connaissance et la science, grâce aux applications techniques qu’elle permet et à la sagesse qu’on tire de la philosophie. Socrate voulait connaître l’essence des valeurs morales, Platon voulait contempler les Idées éternelles, Aristote parvenir à la science de toute chose. Comment le leur reprocher puisqu’ils étaient grecs et ne connaissaient pas le récit de la Genèse ? Mais c’est pareil pour les philosophes qui le connaissent : eux aussi ont choisi la connaissance, désiré la connaissance de l’absolu, voulu découvrir des lois universelles et tellement nécessaires que Dieu lui-même ne pourrait que leur être soumis.

Chestov conclut ainsi:

Le serpent n’a pas trompé l’homme. Les fruits de l’arbre de la science du bien et du mal, c’est-à-dire comme nous l’a expliqué Hegel, la raison qui extrait tout d’elle-même, sont devenus les principes de la philosophie pour tous les temps.

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 121.

Reste un troisième lieu chestovien à visiter : ce sera le terrain des faits.