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La raison : quelle autorité?

Nous continuons de suivre les intuitions de ce penseur dérangeant qu’est Léon Chestov, qui voit dans la philosophie une entreprise diamétralement opposée à ce que serait une philosophie religieuse d’inspiration biblique.
Je reprends certains développements publiés dans mon livre La Sagesse ou la vie. Les billets de cette série sont, dans l’ordre La foi, la raison et l’esprit critique, Au centre d’Eden, et Le terrain des faits.

La connaissance en tant que telle n’a jamais posé problème aux philosophes. Tous ont toujours été convaincus qu’elle est nécessaire plus que tout, qu’elle est l’unique source de la vérité, et surtout qu’elle fournit des vérités générales et nécessaires sur le monde et sur l’homme, ces vérités auxquelles l’homme ne peut pas échapper. Il n’est d’ailleurs nul besoin de leur échapper, car Leibniz disait que les vérités éternelles ne se contentent pas de contraindre: elles persuadent, et elles persuadent tous les hommes à partir du moment où elles ont été démontrées. Et même Dieu leur est soumis.

Sans doute accepte-t-on plus facilement l’autorité fondée sur la persuasion que celle qui joue sur la contrainte; d’ailleurs, à partir du moment où la persuasion est acquise, la contrainte n’a plus de sens. Mais, dans le domaine des vérités, la contrainte subsiste sous le velours de la persuasion. Il faut donc s’interroger sur ce qui est déterminant dans notre rapport aux vérités : est-ce le fait qu’elles contraignent, ou le fait qu’elles persuadent ?

Si la vérité qui contraint ne parvient pas à nous persuader, perd-elle du même coup sa vertu de vérité? Ne suffit-il pas à la vérité de disposer du pouvoir de contraindre?

Léon Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 30

Quand les philosophes s’énervent

À cela s’ajoute une autre catégorie de vérités, dont les philosophes parlent moins volontiers: les vérités qu’il faudrait démontrer mais dont on n’arrive pas à trouver la démonstration. Par exemple, qu’il existe un monde extérieur à nous-mêmes, dont nous avons des perceptions sensibles, et dans lequel nous agissons. Quand nous rêvons, nous croyons tout cela également, mais nous nous rendons compte au réveil que ces perceptions étaient imaginaires. Il reste alors à prouver que ce que nous percevons quand nous ne dormons pas est bien réel, que des objets, un monde, et même notre propre corps existent en dehors de nous, indépendamment de notre pensée. Cette démonstration, personne ne l’a vraiment trouvée. C’est ici que les choses deviennent intéressantes, parce que les philosophes, à court d’arguments, s’impatientent, s’énervent et se mettent à écrire des choses surprenantes. Pour Kant, par exemple, si nous ne parvenons pas à savoir que les choses existent en dehors de nous, la philosophie et la raison seront à jamais couvertes de honte. Ce serait un scandale. Curieux raisonnement qui, au lieu de fournir des arguments, discrédite celui qui interroge !

Ich musste also das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen.

Kant, préface à la deuxième édition de la Critique de la Raison pure

Quand on lit qu’il a « dû supprimer le savoir pour obtenir de la place pour la foi », on sent qu’il a pris cette décision à contrecœur. Le scandale de la philosophie, demande Chestov, n’est-il pas plutôt qu’elle n’arrive pas à prouver l’existence de Dieu ?

Une autre hantise de Kant est le Deus ex machina, c’est-à-dire l’idée que Dieu intervient dans le monde en faveur des hommes en modifiant le cours des lois naturelles: «c’est la plus grande ineptie que l’on puisse admettre»:

In der Bestimmung des Ursprungs und der Gültigkeit unserer Erkenntnisse der Deus ex machina das Ungereimteste ist, was man wählen kann.

Kant, dans une lettre à Markus Herz du 21 février 1772

Il refusait également l’idée de l’harmonie préétablie de Leibniz parce qu’elle cachait un Deus ex machina. Accepter de telles idées, c’est renoncer à jamais à l’idée que ce qui est, est nécessairement tel qu’il est. Enfin, il pensait que la théorie selon laquelle Dieu aurait mis en nous des idées innées revenait à détruire complètement toute philosophie.

Zu sagen, dass ein höheres Wesen in uns solche Begriffe und Grundsätze weislich gelegt habe, heisst alle Philosophie zu Grunde richten.

Kant, Refl. 4473, Akademie Ausgabe (Immanuel Kant, Gesammelte Schriften, Hrsg. von der Königlich-Preussischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, 1902), t. XVII, p. 564

Il utilise des formules étonnantes : «la raison aspire avidement», «la raison est irritée», etc. Et alors ? Pourquoi serions-nous obligés de lui fournir immédiatement tout ce qu’elle désire ? Pourquoi est-il interdit de l’irriter ? Qui l’interdit ? Ne serait-ce pas au contraire à la raison de nous satisfaire, à elle de ne pas nous irriter ? Mais la raison, qui aspire à l’universalité, a obtenu ce qu’elle voulait: les plus grands représentants de la philosophie ont expulsé tout ce qui pouvait l’irriter ou lui faire concurrence dans le domaine du suprasensible,

dont nul écho ne parvient jusqu’à nous et où l’être se confond avec le non-être dans une terne et morne indifférence.

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 25

Kant ne s’est pas demandé si la certitude avec laquelle il affirmait l’autonomie de la vérité et la haine qu’il portait à l’expérience ne découlaient pas du «dogme» de la souveraineté de la raison. Ce dogme est dépourvu de tout fondement, mais il est l’indice du profond sommeil, voire de la mort de l’esprit humain. C’est d’une ironie assez cuisante quand on se souvient que Kant a raconté qu’il a lui-même été tiré de son «sommeil dogmatique» quand Hume a mis en doute l’existence des vérités universelles et nécessaires. Toute la Critique de la raison pure travaille à les rétablir sur des bases solides. En fait de critique, elle n’est donc — il s’en faut de beaucoup — pas aussi radicale qu’on ne le dit, et on doit s’étonner que Kant, souvent considéré comme un philosophe chrétien, n’arrive pas à admettre que Dieu soit au-dessus des vérités, ou qu’on puisse chercher et trouver Dieu dans notre monde.

La raison est plus rassurante que la foi

La raison enseigne que ce qui est créé ne peut pas être parfait ni même bon. Elle s’oppose au jugement qui conclut le récit de la création :

Dieu vit alors tout ce qu’il avait fait, et voici : c’était très bon.

Genèse 1.31

La raison enseigne que le savoir est supérieur à la foi, et tous tombent d’accord, philosophes du Moyen Âge et Pères de l’Église ; peu leur importe la déclaration de Paul selon laquelle ce qui ne résulte pas de la foi est péché (Romains 14.23). La raison enseigne qu’une vérité de fait est comme une vérité éternelle, car qui peut défaire ce qui est ou ce qui a été? C’est accepter sans explication probante que n’importe quel fait devienne une vérité éternelle, alors que la Bible montre que Dieu est capable de ressusciter les morts.

Si les fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal sont ainsi devenus la source de la philosophie, c’est parce que nous avons préféré nous soumettre à des vérités contraignantes qui nous persuadent et que nous croyons contrôler du fait que nous les connaissons, plutôt que d’entrer dans une démarche de foi et le risque d’une relation avec un Dieu capable de transgresser les lois naturelles qu’il a lui-même établies. Nous craignons de perdre pied, car

la foi qui selon l’Écriture nous sauve et nous délivre du péché, nous introduit selon notre entendement dans le domaine du pur arbitraire, où la pensée n’a plus aucune possibilité de s’orienter, où elle ne peut s’appuyer sur rien».

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 34

En conséquence, ce n’est pas seulement le vocabulaire grec qui fait problème dans notre manière de comprendre la foi. Oui, il fait écran, il déforme, il confère une couleur philosophique aux concepts forgés par la théologie. Mais le problème de fond, c’est la philosophie elle-même en tant qu’entreprise générale de connaissance des vérités universelles et nécessaires, toute entière attachée à l’arbre de la connaissance, sous la malédiction de la Chute.

La vérité dans le rétroviseur ?

Philosopher, réfléchir, c’est se retourner, regarder en arrière d’où on vient, non tellement pour mesurer le chemin parcouru, mais plutôt pour essayer de comprendre pourquoi nous en sommes où nous en sommes, et tels que nous sommes. C’est chercher notre vérité dans ce qui a précédé. L’histoire va nous donner la clé de nous-mêmes, et avant l’histoire, la préhistoire et nos origines les plus reculées. Or la liberté s’évapore quand on se retourne en arrière pour réfléchir: c’est là en effet qu’on trouve de quoi montrer que l’acte prétendument libre était conditionné par ceci ou par cela. Tout motif devient un fait produisant nécessairement la décision soi-disant libre, qui ne pouvait pas être différente. Post hoc ergo propter hoc: après cela, donc à cause de cela. Oui, sans doute,

tant que nous existons physiquement, nous sommes sous la domination de la Nécessité. On peut nous soumettre à la torture et nous contraindre à reconnaître quoi que ce soit (…) Il faut fuir au plus vite, fuir ce monde, fuir sans se retourner en arrière, sans demander où l’on va et sans prévoir ce que nous apportera l’avenir. Il faut brûler, arracher, détruire en nous tout ce qui alourdit, pétrifie, écrase et nous attire vers le monde visible, si l’on veut se sauver du terrible danger qui nous guette (damnatio aeterna).

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 64

Ne pas vivre comme des pierres qui tombent

Nous pouvons choisir de vivre autrement que comme des pierres qui tombent. Ce thème de la pierre douée de conscience vient de Spinoza. Il affirmait que si la pierre qui tombe était douée de conscience, elle se figurerait qu’elle tombe à terre librement. On comprend que c’était là une critique de la liberté: ce n’est pas parce que nous croyons agir librement que nous sommes effectivement libres. La liberté n’est que le nom qui couvre notre ignorance des ressorts qui nous animent et des lois qui nous gouvernent. Mais, réplique Chestov, si on avait doté la pierre de conscience en lui conservant sa nature de pierre, elle n’aurait pas douté un seul instant que la Nécessité ne soit le principe fondamental de l’être dans sa totalité.

Personne n’est intéressé à ce que les pierres soient transformées en êtres pensants, mais beaucoup sont intéressés à ce que les hommes vivants soient transformés en pierres.

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 67

La plupart des hommes ne font que ressembler aux hommes, car ils vivent comme des pierres douées de conscience. Qui n’a pas fait l’expérience de se trouver subitement transformé en pierre douée de conscience, ce qui arrive maintes fois quand on se retourne en arrière, quand on interroge et qu’on se met à réfléchir ?

Rejoindre les dissidents du fait

Voilà pourquoi Chestov cite volontiers une parole peu connue de Platon :

Il faut tout oser.

Platon, Théétète, 196d

Il faut oser défier la raison, oser briser les chaînes d’Ananké, oser quitter la servitude de la nécessité. Notre existence ne se résume pas aux faits ni à la recherche de la vérité par les moyens de la raison appuyée sur l’expérience. L’ordre dans lequel la science et la technique dominent ne constitue pas le tout de la réalité. C’est à tort que nous croyons que ces limitations volontaires sont la condition de notre pouvoir sur les choses et sur nous-mêmes (ou sur nos semblables). La voie royale n’est pas celle qui consiste à se limiter à l’observable, au mesurable et à l’efficace. Si l’on peine à admettre que le réel se résume à l’observable ou au mesurable, si l’on pressent qu’on manque quelque chose d’essentiel, comme si l’on avait lâché la proie pour l’ombre, il faut envisager une autre perspective et prendre le maquis de la philosophie en rejoignant les dissidents du fait, ces quelques penseurs et autres poseurs de bombes logiques qui commettent des attentats contre la raison et la nécessité.

Nous ne sommes pas indifférents à la nécessité. Mais si nous oubliions la peur, la crainte, l’inquiétude? si nous décidions de regarder en avant au lieu de nous retourner vers l’origine, vers le principe et la cause première, vers ce qui nous méduse et nous immobilise? Car cela, c’est ce qui a été, et le spectacle de ce qui a été nous transforme, comme la femme de Loth, en statues de sel. Heureusement, Platon nous a frayé le chemin vers l’idée que ce qui tombe sous nos regards et nous en impose par son caractère de fait n’est que l’ombre d’une puissance bien plus forte, capable même de faire échapper les hommes à la puissance de la mort. Cela devient encore beaucoup plus clair quand le Dieu de la Bible intervient dans l’histoire des hommes, favorise son peuple dans ses guerres (ou au contraire lui oppose des ennemis qui le détruisent presque entièrement), rétablit Job dans sa bénédiction première, pardonne les péchés, ressuscite des morts.

Kant et les philosophes se récrient : mais c’est impossible! C’est insupportable! Un Deus ex machina, c’est la mort de toute philosophie, la ruine de toute rationalité et de toute connaissance, car tout, et le contraire de tout, devient possible. Dans ce cas, demande Chestov, ne vaut-il pas mieux renoncer au savoir et rechercher la protection de ce Dieu tellement scandaleux? Évidemment, nous brûlons de savoir si une telle chose est possible, mais c’est justement ce qui est impossible.

Et si nous ne demandions la permission à personne ? Et si nous nous mettions à la recherche d’une liberté plus forte que les principes de contradiction et d’identité, plus forte que la nécessité elle-même, une liberté assez forte pour soumettre ces éléments redoutables à nos ordres ? La nécessité ne se laisse pas convaincre, dit-on. Mais si ma liberté était plus forte qu’elle?

Les yeux corporels et les yeux spirituels

Chestov rappelle que, selon Platon, nous avons non seulement des yeux physiques, corporels, mais encore des yeux spirituels. Ceux-ci s’aiguisent lorsque les yeux corporels commencent à perdre de leur acuité.

Les yeux de l’esprit ne commencent à être perçants que quand ceux du corps commencent à baisser; toi, tu es encore loin de cet âge.

Platon, Le Banquet, 219a. Socrate s’adresse à Alcibiade.

Bien entendu, dans l’ordre du visible, les yeux physiques sont capables de distinguer la vérité et l’erreur. Ils s’appuient sur Ananké et «sont contraints par la vérité même». Pas étonnant que ceux qui ont la vue bonne soient plus faciles à contraindre par des menaces: c’est parce que la vision a pouvoir sur eux. Tel n’est pas le cas de ceux chez qui la vision spirituelle devient plus forte que la vision corporelle. En posant ainsi la question de la «vue», Platon fait une tentative hardie, osée, désespérée peut-être, pour briser le cercle de la nécessité, anéantir son pouvoir et ses sortilèges. Celui dont les yeux ont baissé n’est plus impressionné par les mêmes choses et tire sa force de son infirmité, puisque ses yeux spirituels ont maintenant du champ et de la place pour s’exercer et discerner ce qui est de leur ordre. Ils ne sont plus aveuglés par cette lumière qui écrase tout en prétendant tout donner à voir. Coup de force scandaleux ou foutaise, chacun décidera. Reconnaissons cependant que toute l’expérience en est transfigurée: la nécessité cesse de contraindre, le principe de contradiction est soumis à ma liberté, et les menaces des rationalistes restent sans effet.

Que peut-on opposer de décisif à la nécessité, à Ananké, sinon une volonté autoritaire, courageuse, qui ne se laisse pas convaincre? Mais Platon lui aussi a cédé. Dans le Phédon, il nous montre un Socrate qui, en présence de la mort et sur le point de mourir, administre des preuves, des preuves et encore des preuves. Il en vient à dire que la contemplation est la chose la meilleure, et que même dans l’autre monde, Ananké continue de régner. Platon a fini par penser comme tout le monde, à faire hélas comme les autres.

Conclusion de cette série dans le prochain billet, consacré à la philosophie religieuse selon Léon Chestov.

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Le terrain des faits

Troisième lieu clé de la pensée de Léon Chestov, le terrain des faits. Nous avons déjà évoqué les deux premiers: le taureau de Phalaris et le jardin d’Eden.

La tyrannie des faits

Le mot «fait» est de ceux qui mettent fin à toute discussion, à toute contestation. Un fait est un fait. Incontournable, inamovible. Tous les hommes sont mortels, voilà un fait. Que dire alors de ceux qui pleurent un être aimé? Ne devraient-ils pas plutôt prendre acte du décès et passer à autre chose? Ainsi pensent les tenants du fait. Ils soulignent sa dureté, son caractère tranchant, décisif. Si le fait est avéré, on ne discute plus, et la sagesse consiste à s’y plier, que cela plaise ou non. Les faits sont têtus. Un fait vaut mieux que mille théories. Quand on affirme des choses qu’il n’est pas possible de confronter aux faits, on quitte le terrain de la science et on se condamne à des discours sans doute intéressants, mais indécidables et vides.
Les faits sont tyranniques parce qu’ils nous forcent et nous contraignent. Dûment établis, ils confirment la théorie, obligent le contradicteur à se taire et conduisent le meurtrier en prison. Le droit le plus haut, c’est celui du fait. Sans doute un fait doit-il être dégagé de la masse des données de la conscience pour être reconnu comme tel ; autrement dit, il suppose des normes, donc une théorie préalable. Quoi qu’il en soit, il exerce une fascination, il hypnotise même, comme s’il était l’instance suprême en matière de vérité.

Reprenons l’exemple de Socrate: il est mort après avoir été empoisonné à Athènes. Quiconque est conduit par sa seule raison doit s’incliner devant ce fait et ne sera tranquille que lorsque sa raison lui aura garanti que nulle force au monde ne pourra le détruire. Il est vrai à jamais que Socrate a bu la ciguë ; ce fait, qui ne s’est produit qu’une seule fois, devient une vérité définitive, puisque tout ce que l’âme conçoit selon la raison, dit Spinoza, elle le conçoit sous un même caractère d’éternité ou de nécessité, et avec la même certitude.

Curieux destin d’un événement qui n’est après tout qu’un fait d’expérience! Comment se peut-il tout à coup qu’une expérience particulière donne naissance et garantisse une vérité éternelle? C’est contraire à tant de théories de la connaissance que l’on se demande comment on a pu établir cela. Comment fait unique suffit-il à créer une loi? Et pourtant, note Chestov, la mort de Socrate prend l’allure d’une vérité éternelle, garantie par la nécessité.

La nécessité n’est pas regardante. Le fait que mon chien soit mort empoisonné a exactement le même statut que la mort de Socrate. On aura beau dire que Socrate était le plus sage des hommes, une personne exceptionnelle, un maître extraordinaire : sa mort est un fait qui a la même importance et la même garantie que la mort de mon chien ou celle du renard que j’ai vu écrasé hier sur le bord de la route. La nécessité est parfaitement indifférente à la qualité de Socrate et à quoi que ce soit, d’ailleurs.

Le psalmiste et le philosophe

À l’opposé, quand l’auteur du De profundis crie vers Dieu, déplorant la dévastation de Jérusalem, il refuse d’oublier cette ville qui n’est plus que ruines. Toute sa pensée et toutes les vérités qu’il obtient ne sont tournées ni vers le donné, ni vers ce qui «est», ni vers ce qu’on peut voir, mais vers quelque chose à quoi tout cela est soumis. Peu lui importent les faits, le donné et l’expérience: le fait a commencé un jour, et il aura une fin. L’auteur du psaume ne voit-il pas que Jérusalem n’existe plus ? Ne devrait-il pas se rendre à l’évidence, sécher ses larmes et agir d’une manière conforme à la réalité, conforme aux faits? Et ceux qui rêvent? ceux qui prient? ceux qui refusent l’évidence? N’y a-t-il pas quelque folie à faire comme si les faits n’étaient pas là, présents, palpables, pénibles, terrifiants même? Mais non, le psalmiste prie, supplie, espère, implore le pardon, et s’attend à la restauration d’Israël.

Psaume 130 Chant des montées.

Du fond du gouffre, je fais appel à toi, Eternel!
Seigneur, écoute-moi!
Que tes oreilles soient attentives
à mes supplications!
Si tu tenais compte de nos fautes, Eternel,
Seigneur, qui pourrait subsister?
Mais le pardon se trouve auprès de toi
afin qu’on te craigne.
J’espère en l’Eternel de toute mon âme
et je m’attends à sa promesse.
Je compte sur le Seigneur
plus que les gardes n’attendent le matin,
oui, plus que les gardes n’attendent le matin.
Israël, mets ton espoir en l’Eternel,
car c’est auprès de l’Eternel que se trouve la bonté,
c’est auprès de lui que se trouve une généreuse libération.
C’est lui qui rachètera Israël
de toutes ses fautes.

Psaume 130, traduction Segond 21

Le philosophe, lui, cherche à comprendre. La première grande loi de la philosophie telle que Spinoza l’énonce, c’est ne pas rire, ne pas se lamenter et encore moins maudire, mais comprendre.

Pour porter dans cet ordre de recherches la même liberté d’esprit dont on use en mathématiques, je me suis soigneusement abstenu de tourner en dérision les actions humaines, de les prendre en pitié ou en haine ; je n’ai voulu que les comprendre.

Spinoza, Traité politique, I §4

Qui travaille selon la raison considère la vie, le monde, l’homme, les faits sous le double caractère de l’éternité et de la nécessité. La véritable philosophie s’attache à comprendre, et cela lui suffit.

En revanche, pour Chestov, la maxime selon laquelle il faut comprendre au lieu de rire, se lamenter ou maudire, abroge purement et simplement l’interdiction biblique de consommer les fruits de l’arbre de la science. Elle constitue aussi une «réponse raisonnable» au De profundis ad te, Domine, clamavi qui, lui, n’est pas manifestement pas conduit par la seule raison. Dans un monde régi par Ananké, il ne restera plus à l’homme qu’à développer une éthique autonome qui lui enseignera à obéir aux lois éternelles et nécessaires qu’il découvre. Il accomplira son devoir d’un cœur léger car, conduit par la seule raison, il sera persuadé que c’est là le plus grand bien. Voilà les normes de la philosophie authentique.

Platon, le terroriste aux questions insupportables

Le problème, relève Chestov, c’est qu’on ne se demande guère d’où viennent ces normes et pourquoi nous leur accordons une telle importance. On ne se demande pas non plus si les faits sont bien ce que nous recherchons, si c’est d’eux dont nous avons vraiment besoin. On ne se demande pas s’ils ne sont pas, au fond, le paravent qui dissimule de tout autres exigences de l’esprit. Certains philosophes, il est vrai, ont considéré que les faits étaient une matière brute qui ne fournit pas la vérité par elle-même. Mais les plus radicaux refusent que les faits et la nécessité soient le fond du réel. Ils supposent qu’ils n’ont cours que dans une région particulière du réel et soutiennent que s’y conformer exclusivement rend aveugle à d’autres dimensions.

Platon, encore lui, a montré que ce que nous prenons pour le vrai et le concret n’est peut-être finalement pas plus réel qu’un rêve ou une illusion. Il savait bien que les résidents de la caverne étaient capables de prévoir des choses, d’anticiper des phénomènes, qu’ils étaient des spécialistes, des sages à qui on ne la fait pas, attentifs à l’expérience et à l’observable. Mais toutes ces choses trop visibles aveuglent l’intelligence, cet œil de l’âme capable de «voir» au-delà des apparences.

Platon est une sorte de terroriste qui ne cesse de poser la question insupportable: et si tout ce que nous prenons pour l’univers du fait et de l’expérience n’était que la peau du réel, un simulacre fort bien fait auquel nous nous laissons prendre, une illusion qui nous fait plaisir, une façon de voir qui nous permet de nous reposer enfin ?

À suivre !

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La foi, la raison et l’esprit critique

Pour ceux qui estiment que la foi chrétienne est incompatible avec l’esprit critique, je renvoie au billet La foi et l’esprit critique.

Je vous propose aujourd’hui de poursuivre sur la question de la foi et de la raison en nous intéressant à Léon Chestov (1866-1938) qui, lui, critique la raison au nom de la foi.

Léon Chestov photographié par Pierre Choumoff, années 1920

Ce philosophe né en Russie, qui a vécu en Suisse et à Paris, est de ceux qui sont allés le plus loin dans la critique de la philosophie à partir de la révélation chrétienne. Son ouvrage le plus significatif est certainement Athènes et Jérusalem, qu’il considérait comme son œuvre capitale. Il s’agit d’un recueil d’études écrites entre 1928 et 1937, dans lesquelles il creuse l’opposition entre la connaissance et la foi avec une radicalité sans concession.

Pour entrer dans sa pensée, nous allons visiter successivement avec lui trois “lieux” particulièrement riches de sens : le taureau de Phalaris, le jardin d’Éden et le terrain des faits.

Dans le taureau de Phalaris

Commençons par le taureau de Phalaris, cette statue de bronze creuse, représentant un taureau, munie d’une porte, et qui sert d’instrument de supplice. Phalaris, tyran d’Agrigente au VIe siècle avant Jésus-Christ, y faisait périr ses ennemis dans d’atroces souffrances en les enfermant dans le taureau sous lequel un feu était allumé ; des flûtes étaient ajustées aux naseaux de la statue de telle sorte que les cris des victimes soient plus mélodieux. Selon Lucien de Samosate, Phalaris aurait prétendu ne l’avoir essayé que sur Perillius, l’inventeur du taureau, pour le punir de sa cruauté.

Phalaris condamnant le sculpteur PerillusBaldassarre Peruzzi

Quoi qu’il en soit, le taureau de Phalaris fait imaginer des souffrances extrêmes, et c’est sans doute pourquoi les philosophes de l’Antiquité l’ont choisi comme l’exemple par excellence d’une situation limite.

Comment un philosophe devrait-il se comporter s’il devait affronter un tel supplice ? Certainement pas en se lamentant, ou en se débattant, ou en criant, ou en se désespérant, comme le ferait n’importe quelle personne « normale ». Si telle est l’attitude qu’on peut attendre de la foule, ce n’est pas ainsi que le philosophe doit se comporter. Épicure, qui valorisait les plaisirs modérés, aurait affirmé que le sage devrait l’aborder en disant : « Que ceci est agréable ! Que j’en suis peu ému ! », car il sied au vrai philosophe d’être heureux même et jusque dans le taureau de Phalaris.

Cela paraît impossible. On suppose évidemment que le sage n’a aucun moyen d’échapper au supplice, étant aux mains d’un tyran méchant. Mais, grâce à la connaissance des lois universelles et nécessaires, il sait distinguer entre les choses qui dépendent de lui et celles sur lesquelles il n’a pas de prise. Étant soumis à ces lois quoi que nous fassions, l’erreur serait de regimber et de se révolter contre elles et, d’une manière générale, contre tout ce qui n’est pas en notre pouvoir. Ce qui, par contre, est en notre pouvoir, c’est l’attitude que nous adoptons dans les circonstances de l’existence, particulièrement quand elles sont difficiles et dramatiques. Condamné par le tyran, le sage doit admettre que c’est là son destin, qu’il n’y peut rien, mais qu’il dépend encore de lui de choisir la manière dont il va le subir : en l’acceptant en homme libre, ou en essayant vainement de s’y dérober, ou encore en pleurant, sacrant et se lamentant. Quand il ne reste plus d’autre choix, la plus grande valeur est celle de l’attitude. En ce sens, le taureau de Phalaris est une image de l’existence humaine.

Un tel héroïsme n’est-il pas surhumain et, pour tout dire, inhumain ? La connaissance des lois, loin de nous libérer, nous enchaîne définitivement à elles. Dans le cas du sage, la « libre » soumission jusqu’à la mort est même valorisée. Que sont donc cette philosophie et cette morale qui insistent sur la connaissance de ce qui nous entrave non pour défaire les liens, mais pour comprendre qu’ils sont inévitables et que la grandeur morale consiste dans le consentement au destin qui, disaient les stoïciens, conduit ceux qui l’acceptent, et traîne derrière lui ceux qui le refusent ? Pour Léon Chestov, cette position est caractéristique d’un courant majeur de la philosophie, celui qui, recherchant la connaissance des lois, se met à la merci d’Ananké, c’est-à-dire de la nécessité. C’est à dessein que j’utilise le nom grec : il suggère un nom propre, comme celui d’une divinité. Tout se passe en effet comme si de très nombreux philosophes (et les scientifiques avec eux) croyaient à Ananké. Sans doute existe-t-il des philosophes moins dociles, rétifs à cette sorte de mise à mort de la liberté, mais Nietzsche lui-même a fini par se rendre à la maîtresse par excellence de tous les penseurs et savants de l’Occident, Ananké, à partir du moment où sa pensée s’est bloquée dans les cercles de l’Éternel Retour.

Ananké au-dessus des Moires, les trois divinités du destin (Clotho, Lachésis et Atropos)

La vérité et la nécessité

Platon, heureusement, est de ceux qui ne se laissent pas impressionner si facilement. Son allégorie de la Caverne suggère qu’il y a autre chose que ce qui s’offre à l’observation dans l’expérience ordinaire. Mais Aristote, son élève le plus doué, qu’il avait choisi pour enseigner dans l’Académie, n’était pas convaincu. Il était certes l’ami de Platon, disait-il, mais encore plus l’ami de la vérité. La vérité: voilà le mot lâché. Aristote trouvait que son maître se permettait des rêveries dangereuses pour la raison en laissant supposer que le monde ne se résume pas à la connaissance que nous en avons. La science doit reposer sur ce que nous sommes capables de connaître, et comme il se trouve que notre pouvoir de connaître est homogène aux choses qui se proposent à lui, nous pouvons découvrir des lois, les énoncer et constater qu’elles sont effectivement à l’œuvre dans les phénomènes naturels et physiques. La nécessité à l’œuvre dans la nature s’exprime dans les lois que nous découvrons : tous les phénomènes, tout ce qui se passe, tout ce que nous pouvons observer obéit à des lois qui s’appliquent sans exception, pourvu que les conditions de départ soient réunies. Ananké garantit que la loi que je découvre ou que je comprends aujourd’hui fonctionnera demain, comme elle a fonctionné par le passé. C’est grâce à la nécessité qu’il est possible de chercher et de trouver la vérité : sans elle, tout pourrait provenir de n’importe quoi et on n’aurait aucun moyen de prévoir comment les choses vont se produire. Seulement, si la nécessité règne, il n’y a plus de liberté possible — une liberté capable d’infléchir le cours des choses en les soumettant à sa volonté et à son libre arbitre. Une liberté authentique contredirait la nécessité.

Tous les philosophes ne se sont pas pliés au diktat rationnel d’Aristote et de ses continuateurs. Avant lui déjà, Socrate, qui ne dédaignait ni la raison, ni la réflexion, avait aussi parlé de cette petite voix intérieure qui le conseillait et qu’il avait coutume d’écouter. Il l’appelait son démon ; d’autres disent que c’était la voix de sa conscience. On comprend facilement qu’un philosophe qui prétendait entendre des voix ne passait pas pour un penseur très sérieux aux yeux de ses collègues. Mais regardons un instant ce qui s’est passé à la mort de Socrate : la ciguë qu’il a été condamné à boire devait le faire taire définitivement. Tel était l’objectif de ceux qui l’ont fait condamner, scandalisés qu’ils étaient par le comportement et les paroles de Socrate. Le contraire s’est produit, puisque tout le monde se souvient de Socrate. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas bu la ciguë comme un poison destiné à le tuer. Il a pris la coupe, sereinement, courageusement, et l’a bue jusqu’à la dernière goutte en expliquant pourquoi il faisait ainsi et pourquoi il refusait l’aide de ses amis qui avaient préparé son évasion.

Jacques-Louis David, La Mort de Socrate (1787), conservé au Metropolitan Museum of Art de New York.

Il l’a bue comme s’il signait par sa mort la déclaration la plus solennelle d’indépendance. Ce qui devait le condamner, il l’a affronté en homme libre, retournant la situation en sa faveur, c’est-à-dire en faveur de son héritage. S’il avait suivi les conseils de ses disciples, il aurait pu vivre quelques années de plus, mais qui se souviendrait aujourd’hui d’un philosophe qui aurait saisi l’occasion de ne pas mourir en reniant ses engagements et ses idées ?

Quelques héros de la foi

Les personnages bibliques ne ressemblent pas non plus aux adorateurs d’Ananké : les héros de la foi sont des hommes libres, qui entrent en discussion avec Dieu, qui font connaître leur point de vue, jusqu’à infléchir Ses décisions. La soumission, vertu judéo-chrétienne par excellence ? C’est à voir, puisque toute soumission n’est, de loin, pas valorisée dans les récits bibliques.

Des exemples ?

Les amis de Job lui tiennent des discours éloquents, pleins de sagesse et de recommandations pour l’aider à reconnaître qu’il est finalement responsable des malheurs qui le frappent. Job n’accepte pas ce que lui disent ces « consolateurs pénibles ». Dieu lui donne raison et reproche aux trois amis< de ne pas avoir parlé de Lui avec droiture, comme l’a fait son serviteur Job.

Abraham, apprenant que Dieu est tellement irrité contre Sodome et Gomorrhe qu’il projette de les détruire, se fait du souci pour le sort de son neveu Loth et se livre à un incroyable marchandage avec Dieu en lui demandant : « Feras-tu aussi succomber le juste avec le méchant ? » S’il y a cinquante justes à Sodome, ne faut-il pas pardonner à la ville ? L’Éternel est d’accord. Mais Abraham continue de marchander le pardon de Dieu s’il n’y a que 45 justes, ou seulement 40, ou seulement 30, ou seulement 20. Et à la fin, il obtient le pardon s’il n’y a que 10 justes à Sodome. Mais seuls Loth, sa femme et ses deux filles échapperont à la destruction.

Gédéon réclame bien des signes pour s’assurer que c’est vraiment Dieu qui l’appelle à sauver son peuple. Une nuit, il dépose une toison de laine à l’extérieur, sur l’aire de battage des céréales, en demandant à Dieu que la rosée se dépose seulement sur la toison, et c’est ce qui se passe : il en remplit une coupe d’eau en essorant la toison. La nuit suivante, il demande le phénomène inverse. La rosée vient sur tout le terrain, à l’exception de la toison. Gédéon, si humble soit-il, ne craint pas de mettre Dieu à l’épreuve. Mais ensuite, il se lève et commence à agir.

Le prochain billet nous emmènera dans un deuxième lieu-clé pour Léon Chestov : le jardin d’Eden.