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La foi, la raison et l’esprit critique

Pour ceux qui estiment que la foi chrétienne est incompatible avec l’esprit critique, je renvoie au billet La foi et l’esprit critique.

Je vous propose aujourd’hui de poursuivre sur la question de la foi et de la raison en nous intéressant à Léon Chestov (1866-1938) qui, lui, critique la raison au nom de la foi.

Léon Chestov photographié par Pierre Choumoff, années 1920

Ce philosophe né en Russie, qui a vécu en Suisse et à Paris, est de ceux qui sont allés le plus loin dans la critique de la philosophie à partir de la révélation chrétienne. Son ouvrage le plus significatif est certainement Athènes et Jérusalem, qu’il considérait comme son œuvre capitale. Il s’agit d’un recueil d’études écrites entre 1928 et 1937, dans lesquelles il creuse l’opposition entre la connaissance et la foi avec une radicalité sans concession.

Pour entrer dans sa pensée, nous allons visiter successivement avec lui trois “lieux” particulièrement riches de sens : le taureau de Phalaris, le jardin d’Éden et le terrain des faits.

Dans le taureau de Phalaris

Commençons par le taureau de Phalaris, cette statue de bronze creuse, représentant un taureau, munie d’une porte, et qui sert d’instrument de supplice. Phalaris, tyran d’Agrigente au VIe siècle avant Jésus-Christ, y faisait périr ses ennemis dans d’atroces souffrances en les enfermant dans le taureau sous lequel un feu était allumé ; des flûtes étaient ajustées aux naseaux de la statue de telle sorte que les cris des victimes soient plus mélodieux. Selon Lucien de Samosate, Phalaris aurait prétendu ne l’avoir essayé que sur Perillius, l’inventeur du taureau, pour le punir de sa cruauté.

Phalaris condamnant le sculpteur PerillusBaldassarre Peruzzi

Quoi qu’il en soit, le taureau de Phalaris fait imaginer des souffrances extrêmes, et c’est sans doute pourquoi les philosophes de l’Antiquité l’ont choisi comme l’exemple par excellence d’une situation limite.

Comment un philosophe devrait-il se comporter s’il devait affronter un tel supplice ? Certainement pas en se lamentant, ou en se débattant, ou en criant, ou en se désespérant, comme le ferait n’importe quelle personne « normale ». Si telle est l’attitude qu’on peut attendre de la foule, ce n’est pas ainsi que le philosophe doit se comporter. Épicure, qui valorisait les plaisirs modérés, aurait affirmé que le sage devrait l’aborder en disant : « Que ceci est agréable ! Que j’en suis peu ému ! », car il sied au vrai philosophe d’être heureux même et jusque dans le taureau de Phalaris.

Cela paraît impossible. On suppose évidemment que le sage n’a aucun moyen d’échapper au supplice, étant aux mains d’un tyran méchant. Mais, grâce à la connaissance des lois universelles et nécessaires, il sait distinguer entre les choses qui dépendent de lui et celles sur lesquelles il n’a pas de prise. Étant soumis à ces lois quoi que nous fassions, l’erreur serait de regimber et de se révolter contre elles et, d’une manière générale, contre tout ce qui n’est pas en notre pouvoir. Ce qui, par contre, est en notre pouvoir, c’est l’attitude que nous adoptons dans les circonstances de l’existence, particulièrement quand elles sont difficiles et dramatiques. Condamné par le tyran, le sage doit admettre que c’est là son destin, qu’il n’y peut rien, mais qu’il dépend encore de lui de choisir la manière dont il va le subir : en l’acceptant en homme libre, ou en essayant vainement de s’y dérober, ou encore en pleurant, sacrant et se lamentant. Quand il ne reste plus d’autre choix, la plus grande valeur est celle de l’attitude. En ce sens, le taureau de Phalaris est une image de l’existence humaine.

Un tel héroïsme n’est-il pas surhumain et, pour tout dire, inhumain ? La connaissance des lois, loin de nous libérer, nous enchaîne définitivement à elles. Dans le cas du sage, la « libre » soumission jusqu’à la mort est même valorisée. Que sont donc cette philosophie et cette morale qui insistent sur la connaissance de ce qui nous entrave non pour défaire les liens, mais pour comprendre qu’ils sont inévitables et que la grandeur morale consiste dans le consentement au destin qui, disaient les stoïciens, conduit ceux qui l’acceptent, et traîne derrière lui ceux qui le refusent ? Pour Léon Chestov, cette position est caractéristique d’un courant majeur de la philosophie, celui qui, recherchant la connaissance des lois, se met à la merci d’Ananké, c’est-à-dire de la nécessité. C’est à dessein que j’utilise le nom grec : il suggère un nom propre, comme celui d’une divinité. Tout se passe en effet comme si de très nombreux philosophes (et les scientifiques avec eux) croyaient à Ananké. Sans doute existe-t-il des philosophes moins dociles, rétifs à cette sorte de mise à mort de la liberté, mais Nietzsche lui-même a fini par se rendre à la maîtresse par excellence de tous les penseurs et savants de l’Occident, Ananké, à partir du moment où sa pensée s’est bloquée dans les cercles de l’Éternel Retour.

Ananké au-dessus des Moires, les trois divinités du destin (Clotho, Lachésis et Atropos)

La vérité et la nécessité

Platon, heureusement, est de ceux qui ne se laissent pas impressionner si facilement. Son allégorie de la Caverne suggère qu’il y a autre chose que ce qui s’offre à l’observation dans l’expérience ordinaire. Mais Aristote, son élève le plus doué, qu’il avait choisi pour enseigner dans l’Académie, n’était pas convaincu. Il était certes l’ami de Platon, disait-il, mais encore plus l’ami de la vérité. La vérité: voilà le mot lâché. Aristote trouvait que son maître se permettait des rêveries dangereuses pour la raison en laissant supposer que le monde ne se résume pas à la connaissance que nous en avons. La science doit reposer sur ce que nous sommes capables de connaître, et comme il se trouve que notre pouvoir de connaître est homogène aux choses qui se proposent à lui, nous pouvons découvrir des lois, les énoncer et constater qu’elles sont effectivement à l’œuvre dans les phénomènes naturels et physiques. La nécessité à l’œuvre dans la nature s’exprime dans les lois que nous découvrons : tous les phénomènes, tout ce qui se passe, tout ce que nous pouvons observer obéit à des lois qui s’appliquent sans exception, pourvu que les conditions de départ soient réunies. Ananké garantit que la loi que je découvre ou que je comprends aujourd’hui fonctionnera demain, comme elle a fonctionné par le passé. C’est grâce à la nécessité qu’il est possible de chercher et de trouver la vérité : sans elle, tout pourrait provenir de n’importe quoi et on n’aurait aucun moyen de prévoir comment les choses vont se produire. Seulement, si la nécessité règne, il n’y a plus de liberté possible — une liberté capable d’infléchir le cours des choses en les soumettant à sa volonté et à son libre arbitre. Une liberté authentique contredirait la nécessité.

Tous les philosophes ne se sont pas pliés au diktat rationnel d’Aristote et de ses continuateurs. Avant lui déjà, Socrate, qui ne dédaignait ni la raison, ni la réflexion, avait aussi parlé de cette petite voix intérieure qui le conseillait et qu’il avait coutume d’écouter. Il l’appelait son démon ; d’autres disent que c’était la voix de sa conscience. On comprend facilement qu’un philosophe qui prétendait entendre des voix ne passait pas pour un penseur très sérieux aux yeux de ses collègues. Mais regardons un instant ce qui s’est passé à la mort de Socrate : la ciguë qu’il a été condamné à boire devait le faire taire définitivement. Tel était l’objectif de ceux qui l’ont fait condamner, scandalisés qu’ils étaient par le comportement et les paroles de Socrate. Le contraire s’est produit, puisque tout le monde se souvient de Socrate. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas bu la ciguë comme un poison destiné à le tuer. Il a pris la coupe, sereinement, courageusement, et l’a bue jusqu’à la dernière goutte en expliquant pourquoi il faisait ainsi et pourquoi il refusait l’aide de ses amis qui avaient préparé son évasion.

Jacques-Louis David, La Mort de Socrate (1787), conservé au Metropolitan Museum of Art de New York.

Il l’a bue comme s’il signait par sa mort la déclaration la plus solennelle d’indépendance. Ce qui devait le condamner, il l’a affronté en homme libre, retournant la situation en sa faveur, c’est-à-dire en faveur de son héritage. S’il avait suivi les conseils de ses disciples, il aurait pu vivre quelques années de plus, mais qui se souviendrait aujourd’hui d’un philosophe qui aurait saisi l’occasion de ne pas mourir en reniant ses engagements et ses idées ?

Quelques héros de la foi

Les personnages bibliques ne ressemblent pas non plus aux adorateurs d’Ananké : les héros de la foi sont des hommes libres, qui entrent en discussion avec Dieu, qui font connaître leur point de vue, jusqu’à infléchir Ses décisions. La soumission, vertu judéo-chrétienne par excellence ? C’est à voir, puisque toute soumission n’est, de loin, pas valorisée dans les récits bibliques.

Des exemples ?

Les amis de Job lui tiennent des discours éloquents, pleins de sagesse et de recommandations pour l’aider à reconnaître qu’il est finalement responsable des malheurs qui le frappent. Job n’accepte pas ce que lui disent ces « consolateurs pénibles ». Dieu lui donne raison et reproche aux trois amis< de ne pas avoir parlé de Lui avec droiture, comme l’a fait son serviteur Job.

Abraham, apprenant que Dieu est tellement irrité contre Sodome et Gomorrhe qu’il projette de les détruire, se fait du souci pour le sort de son neveu Loth et se livre à un incroyable marchandage avec Dieu en lui demandant : « Feras-tu aussi succomber le juste avec le méchant ? » S’il y a cinquante justes à Sodome, ne faut-il pas pardonner à la ville ? L’Éternel est d’accord. Mais Abraham continue de marchander le pardon de Dieu s’il n’y a que 45 justes, ou seulement 40, ou seulement 30, ou seulement 20. Et à la fin, il obtient le pardon s’il n’y a que 10 justes à Sodome. Mais seuls Loth, sa femme et ses deux filles échapperont à la destruction.

Gédéon réclame bien des signes pour s’assurer que c’est vraiment Dieu qui l’appelle à sauver son peuple. Une nuit, il dépose une toison de laine à l’extérieur, sur l’aire de battage des céréales, en demandant à Dieu que la rosée se dépose seulement sur la toison, et c’est ce qui se passe : il en remplit une coupe d’eau en essorant la toison. La nuit suivante, il demande le phénomène inverse. La rosée vient sur tout le terrain, à l’exception de la toison. Gédéon, si humble soit-il, ne craint pas de mettre Dieu à l’épreuve. Mais ensuite, il se lève et commence à agir.

Le prochain billet nous emmènera dans un deuxième lieu-clé pour Léon Chestov : le jardin d’Eden.

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La culture pour religion

Le christianisme est de moins en moins présent dans notre société. Relique d’une époque révolue, ensemble de croyances dénuées de tout fondement, superstition, illusion pour se consoler de la dureté des temps ? Voilà des qualifications qu’on a pu lire ici et là. Beaucoup d’églises se vident (pas toutes), leurs bâtiments sont vendus pour des usages qui n’ont plus rien à voir avec leur destination initiale, les paroisses peinent à recruter ceux et celles qui prendront la place des pasteurs et prêtres vieillissants. Tout se passe comme si la plupart des gens avaient intégré la “mort de Dieu” et se posaient la même question de l’insensé de Nietzsche :

À quoi servent donc ces églises, si elles ne sont pas les tombes et les monuments de Dieu ?

Nietzsche, Le Gai Savoir, 125

Le Christ lui-même, qui a annoncé que l’amour du plus grand nombre se refroidirait (Matthieu 24.12), a posé cette question stupéfiante :

Quand le Fils de l’homme reviendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ?

Luc 18.8

Lorsque ceux qui continuent d’aller à l’église seront morts, peut-être bien que la messe sera dite.

Pourtant, la soif de spiritualité et de beauté, la recherche de sens et de repères sont toujours présentes. Mais on a changé de religion : la culture a remplacé le culte. On va dans les musées, on visite les expositions, les concerts et les festivals attirent des foules. Cela vaut même pour les plus belles églises, ces témoins de la foi du passé, ou pour les pèlerinages, que certains reparcourent en disant leur bonheur de marcher longtemps sur ces chemins pétris d’œuvres et d’histoire. C’est culturel, pas cultuel. On admire les réalisations humaines, mais sans le Créateur, y aurait-il des créateurs?

Si la religion est comprise comme l’adhésion à un certain nombre de valeurs, elle change avec ces valeurs, qui tiennent un moment et sont remplacées par d’autres : la culture évolue, païenne un temps, chrétienne un autre temps, puis laïque et humaniste, éclatée enfin dans diverses identités et obédiences souvent exclusives les unes des autres. En attendant la suite, qui s’annonce dans les œuvres des artistes contemporains, les plus sensibles à l’esprit du temps. Baudelaire disait qu’ils sont des phares.

Mais si la religion est comprise comme la foi, c’est-à-dire la confiance en un Dieu qui se révèle au travers d’une Parole qu’il confirme par son esprit, au travers de son Fils qui apporte le salut à ceux qui le reconnaissent, au travers aussi (mais ça devient de plus en plus difficile à voir à cause de la folie humaine) de la magnificence et de la richesse incroyable de sa création, alors — même si elle devient très minoritaire — elle n’est pas près de mourir.

La transcendance est le grand refoulé de ce siècle. Pascal avait compris pourquoi :

Les hommes ont mépris pour la religion, ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie.

Pascal, Pensées, éd. Lafuma n° 12