Dans l’air du temps

Jean François Jobin

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Retour sur le thème du bonheur

Photo Jon Tyson, Unsplash.com

Le 25 février, j’ai eu l’occasion de lancer un débat sur le thème du bonheur comme marchandise. J’aimerais revenir sur deux ou trois éléments.

«Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre». 

Pascal, Pensées, Laf. 148.

Certes, mais les conceptions anciennes du bonheur sont très différentes de ce que nous propose la société marchande d’aujourd’hui. Quelques exemples pour illustrer ce point.

“Le bonheur est à ceux qui se suffisent à eux-mêmes”

Aristote

Aristote enseignait que le bonheur spécifiquement humain se trouve dans l’usage de la raison, car c’est la partie rationnelle de notre âme qui nous distingue des animaux. Nous serons heureux si nous recherchons la vertu dans un chemin qui évite les excès et les extrêmes, et la contemplation nous rapprochera du divin, qui est pure pensée. Les plaisirs des sens sont certes agréables, mais ils constituent une satisfaction que les animaux éprouvent aussi. Ils n’ont rien de proprement humain.

Les épicuriens et les stoïciens professaient des doctrines différentes, mais ils se retrouvaient quand ils estimaient que la sagesse – et donc le bonheur – ne s’atteignent que dans un travail sur soi, dans la maîtrise des passions, qui nous jettent hors de nous-mêmes quand elles ne sont plus contrôlées. C’est un chemin difficile, parfois ascétique, loin de la foule et de ses idées toutes faites sur le bonheur.

Les stoïciens visaient l’apathie, c’est-à-dire l’absence de souffrance.

N’essaie pas que ce qui arrive arrive comme tu veux, mais veux ce qui arrive comme il arrive, et tu couleras des jours heureux.

Épictète, Manuel, VII.

Pour les épicuriens, tous les plaisirs ne sont pas à rechercher:

Il faut […] comprendre que, parmi les désirs, les uns sont naturels et les autres vains, et que parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres seulement naturels. […] Une théorie véridique des désirs sait rapporter les désirs et l’aversion à la santé du corps et à la tranquillité de l’âme, puisque c’est là la fin d’une vie bienheureuse, et que toutes nos actions ont pour but d’éviter à la fois la souffrance et le trouble.

Épicure, Lettre à Ménécée

À l’opposé, il y a ces paroles de Jésus dans les Béatitudes, déclarant heureux tous ceux que le sens commun considère comme les plus malheureux des hommes : les pauvres en esprit, les humbles, ceux qui pleurent, les assoiffés de justice, les persécutés, les miséricordieux ? D’une certaine manière, ce sont des passionnés qui souffrent de l’absence de ce à quoi ils aspirent. S’ils sont déclarés heureux, c’est à cause de la promesse que leur récompense sera grande dans les cieux.

Mais c’est ici-bas que nous voulons être heureux et la société dans laquelle nous vivons se propose de réaliser notre bonheur d’une tout autre manière. Le bonheur ici-bas, et non dans les cieux; le bonheur par la satisfaction de tous nos désirs, de tous nos fantasmes, de toutes nos passions. Le bonheur n’est pas pour ceux qui voudraient se suffire à eux-mêmes, les pauvres, mais pour ceux qui ont compris que la consommation va les combler.

C’est à peine caricatural. Dans un prochain billet, nous allons voir comment on est passé des conceptions antiques du bonheur à leur contraire.

Que du bonheur

Le véritable bonheur consiste à vivre conformément à son essence. L’homme étant par définition un animal rationnel, c’est en privilégiant l’usage de sa différence spécifique, la raison qu’il sera heureux : dans l’action, en trouvant le juste milieu entre les excès et les extrêmes; et dans la contemplation, cette activité par laquelle il soigne sa ressemblance avec le divin.

Tel est le bonheur selon Aristote, qui a fait l’objet du premier débat de cette série de labos-philo sur le bonheur. Avec le bonheur comme marchandise, nous interrogeons la société d’aujourd’hui. Mandeville, Voltaire et Dany-Robert Dufour vont nous aider à situer le débat.

Rendez-vous donc lundi 25 février à 20h chez Heidi.com à Neuchâtel. J’aurai le privilège de donner le coup d’envoi. Les débats seront animés par Matthieu Béguelin.

L’École d’Athènes et la plaque de chocolat performative

De passage à Lucerne, la semaine passée, j’ai visité le Musée des Beaux-Arts au quatrième étage du KKL. Il présentait entre autres l’exposition annuelle des artistes de la Suisse centrale, ainsi qu’une installation de Simon Ledergerber intitulée l’École d’Athènes (vidéo à voir en suivant le lien).

Simon Ledergerber, Die Schule von Athen. Photo Kunstmuseum Lucerne

Quand je pense à l’autre École d’Athènes, celle de Raphaël, qui est une allégorie de la philosophie, je trouve celle de Ledergerber bien peu peuplée. Mais qui sait si elle n’est pas en phase avec une certaine philosophie de notre époque, occupée à tourner en rond en grattant les murs à la recherche de traces anciennes ?

Raphaël, L’École d’Athènes, Palais du Vatican, Chambre de la signature. Image Wikipedia.

L’élément qui a vraiment retenu mon attention lors de ma visite était une table dans un couloir, où étaient disposées une douzaine de tablettes de chocolat avec une pièce de 5 francs, rappelant les cadeaux qui font plaisir aux enfants. Une information en deux langues posée sur la table invitait à en prendre une, à condition de l’offrir le jour même à une personne inconnue.

J’ai pris celle de la photo ci-dessus en me demandant à qui je pourrais bien la donner. Un SDF ? Un mendiant ? Ce serait parfait, mais je n’en ai pas vus. À cela s’ajoutait la crainte de devoir tout expliquer, le musée, la table, la consigne à observer. Celle d’essuyer un refus aussi : une tablette de chocolat est facile à accepter, mais il y avait la pièce de 5 francs.

Finalement, le bénéficiaire a été l’employé du wagon restaurant dans le train de Bâle à Berne (j’ai beaucoup voyagé ce jour-là). Il avait plusieurs repas à servir, il était stressé et il passait à côté de moi sans même me demander ce que je voulais. J’ai dû insister pour passer commande. J’étais irrité, il ne m’était pas sympathique. Je lui ai donné la plaque après avoir payé mes consommations, peu avant Berne, en lui disant qu’elle était pour lui, que c’était un cadeau, ein Geschenk. Et là, il a été transfiguré en homme content, souriant, heureux. Il m’a remercié plusieurs fois, et m’a encore apporté un espresso pour me remercier une fois de plus.

J’ai fait un cadeau qui ne m’a rien coûté, sauf qu’il m’engageait à faire quelque chose de précis. Celui qui l’a reçu s’est empressé de m’offrir quelque chose. Don, contre-don. Et l’occasion d’une expérience déstabilisante pour lui et pour moi.

Dans l’air du temps

Au Damassinier, tel était le nom de ce blog jusqu’à présent. Je l’avais choisi en fonction d’un projet de maison d’édition qui n’a finalement publié qu’un seul de mes livres, AD éditions, où AD abrégeait “Au Damassinier”, en forme d’hommage à un damassinier qui était planté dans mon jardin.

Cet arbre, trop vieux, a dû être coupé, et je ne l’ai pas remplacé. Et comme la plupart des billets de ce blog parlent de l’esprit de notre temps, de notre Zeitgeist,  j’ai décidé de le rebaptiser Dans l’air du temps, sachant que le latin et le grec utilisent le même mot pour nommer l’air et l’esprit.

Ce sera donc dans l’air du temps. Et si vous vous demandez ce qu’est un damassinier, sachez que c’est un arbre fruitier qui produit de petites prunes très aromatiques, dont on tire, dans le Jura suisse, une eau-de-vie recherchée. Il a, dit-on, été ramené de Damas par les Croisés, qui y sont donc allés… pour des prunes.

Source de l’image : rts.ch

Je vous laisse avec cette seule image : celle de l’air du temps est trop multiple, ou alors invisible, comme l’air.

Brouillon

C’est l’impression que je me fais de moi-même à certains moments. Quand il n’y a plus d’obligations professionnelles, l’existence se déstructure, et je dois résister à ma tendance à ne faire les choses que lorsque l’envie se présente. Chaque nouvelle journée n’est certes pas une page vierge de toute contrainte, mais moins je programme mon temps, plus je le perds en petites choses dont le souvenir s’évapore sans laisser de traces. Du temps vécu, mais perdu. Ce sont les activités qui comptent (l’écriture en premier lieu) qui en souffrent le plus.

Je me “dé-brouille” mieux quand je décide à l’avance à quoi je vais passer mon temps, dans une démarche délibérée, inscrite dans mon agenda. Et si je note ce que j’ai fait de ma journée, cela m’aide à mieux vivre celle qui va suivre.

Le match chinois de Walter Bosshard et Robert Capa

Robert Capa (1913-1954) est un photographe bien connu. Celle de ses photos qui montre un milicien républicain fauché par une balle franquiste est devenue l’icône de la guerre civile espagnole.

Photo Robert Capa / Magnum photos

Capa a photographié tous les grands conflits de son époque, dont la guerre sino-japonaise, en même temps qu’un de ses collègues, le Suisse Walter Bosshard (1892-1975). La Fotostiftung de Winterthour permet de les redécouvrir. Le site L’œil de la photographie donne une description exhaustive de l’exposition La Course à la Chine.

Capa et Bosshard, devenus amis, étaient en concurrence pour une publication dans Life. Bosshard gagne la course. Il a une connaissance étendue du terrain, où il a déjà beaucoup voyagé et vécu; il s’intéresse à la vie des gens, à leur quotidien, à leurs souffrances. Il va là où personne ne va, avec un côté aventurier sans peur et sans reproche. Ses images de la Mandchourie révèlent un pays extraordinaire. Il va aussi visiter Yan’an, la “capitale rouge”, et il est le premier à publier un portrait de Mao Zedong.

Mao Zedong à Yan’an, par Walter Bosshard

 

Ses images de la guerre sino-japonaise montrent combien cette guerre a été meurtrière et destructrice. La Chine, politiquement divisée, ne parvient pas à résister à l’invasion japonaiose. Étonnamment, Bosshard a ses entrées aussi bien du côté japonais que du côté chinois et photographie les généraux des parties adverses. C’est du très bon photojournalisme.

Walter Bosshard: Japanischer Bombenangriff auf eine Bahnlinie, Hankou, 1938 © Fotostiftung Schweiz / Archiv für Zeitgeschichte

Capa n’a pas eu la latitude de mouvement dont jouissait Bosshard. Mais la différence saute aux yeux. L’exposition présente quelques-unes de ses photos. Les différences sautent aux yeux : il est meilleur dans la composition, meilleur dans le cadrage, et il y a presque toujours du mouvements dans ses images. Il raconte quelque chose quand Bosshard montre et décrit.

Robert Capa: Wounded soldiers, Tai’erzhuang, Xuzhou front, China, April 1938 © International Center of Photography / Magnum Photos

Mais l’exposition vaut une visite rien que pour Bosshard. Les photos de Capa en supplément.

499,98


499,98, autant dire 500 : à 20 mètres près, selon mon GPS, j’ai parcouru 500 kilomètres cette année en courant. J’en ajouterai quelques dizaines d’ici la fin de l’année, mais j’ai atteint mon objectif pour 2018.

La course est devenue une routine pour laquelle me suis donné les règles suivantes :

  • je cours le matin tôt, seul, à mon rythme et en musique
  • la température extérieure ne doit pas être inférieure à zéro degrés
  • jamais deux jours de suite, mais si possible trois fois par semaine
  • je parcours une boucle et j’évite d’emprunter deux fois le même tronçon
  • je varie les tracés
  • au moins cinq kilomètres, rarement plus de huit
  • s’il fait trop froid, je peux aller plus tard dans la journée.

Quand les conditions sont réunies pour sortir, je ne me demande pas si j’en ai envie ou non : je sors. Le plaisir vient pendant la course. Et s’il n’est pas au rendez-vous, j’ai au moins la satisfaction d’avoir surmonté la tentation de rester à la maison.

Oublis

Au terme d’une semaine bien occupée, j’ai enfin du temps pour écrire un billet pour ce blog, mais c’est moins facile que prévu : je suis loin de chez moi et je dois me contenter de mon téléphone pour l’écrire. J’ai oublié ma tablette à la maison et je n’ai évidemment pas pensé à prendre un clavier pour faciliter la saisie du texte.

Je suis un homme oublieux. Plus tôt dans la journée, je me suis rendu chez mon médecin pour un vaccin. J’étais certain de repartir de chez lui avec toutes mes affaires, mais, de retour à la maison, il m’a appelé sur le fixe pour me dire que mon iPhone était resté au cabinet. J’aurais juré que je l’avais avec moi, mais il avait raison. Un moment d’inattention et hop!

Rendez-vous compte de ma chance. Ce n’est pas la première fois que ce genre de choses m’arrive. Et maintenant que j’ai au moins ce fichu téléphone, je suis en état de vous raconter mes salades. Le système de prédiction des mots est assez troublant, comme s’il voulait me convaincre que je n’écris que des clichés connu depuis longtemps par la machine. Il a quelques défaillances. Ça vaut la peine de relire.

Mais, s’il vous plaît, parvenu au terme de ce billet, ne me dites pas que j’aurais mieux fait d’oublier aussi mon téléphone ce soir.

Unamuno

Je me souviens que mon prof d’anglais au gymnase (au lycée si vous y tenez) avait cité une fois ce philosophe espagnol et son livre, Le sentiment tragique de la vie. M. Trezevant, Américain d’origine, amoureux de Shakespeare et de T.S. Eliot, lisait aussi l’espagnol et avait dû découvrir Unamuno dans sa langue originale. Quarante ans plus tard, j’ai décidé de le lire à mon tour. Le livre date de 1912, et sa traduction française, publiée en 1916, a été faite dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Gallimard l’a réédité en 1997 dans la collection Folio Essais.

Miguel de Unamuno n’est pas un philosophe systématique. Il classe ses collègues en deux catégories : les bâtisseurs de systèmes, les cérébraux, les rationalistes, les abstracteurs d’un côté, et de l’autre ceux qui travaillent à partir de leur inscription concrète dans le monde, les vivants, qui laissent parler aussi leur cœur et leurs sentiments. La séparation entre ces deux catégories peut aussi traverser un seul et même homme. Ainsi, Kant fait partie du premier groupe quand il écrit la Critique de la Raison pure et passe dans le deuxième quand il écrit la Critique de la Raison pratique, reconstruisant “avec le cœur ce qu’il avait détruit avec le cerveau”.

Car tout ou presque dépend de la définition que l’homme se donne de lui-même. Il peut se définir abstraitement comme animal politique (Aristote), comme contractant social (Rousseau), comme homo sapiens, autrement dit comme “un homme qui n’est ni d’ici ni de là-bas, ni de cette époque, ni d’une autre, qui n’a ni sexe ni patrie; bref, une pure idée; c’est-à-dire, autre chose qu’un homme”. Unamuno préfère l’homme de chair et d’os, qui foule la terre, concret, qui vit, qui souffre, qui se passionne, qui espère. Voilà l’homme dont la philosophie devrait rendre compte en formant une conception unitaire et totale du monde et de la vie qui le pousse à agir.

L’homme abstrait va développer une théologie abstraite et penser Dieu comme indifférent aux hommes, Être absolument parfait, Premier Moteur immobile (Aristote) – typiquement, un dieu de philosophe. En revanche, l’homme concret va découvrir en lui-même un immense désir d’infini et d’immortalité, qui le conduit à postuler un Dieu sentimental et doué de volonté, un Dieu concret, vivant, passionné.

Ce ne sont que quelques éléments. Je trouve rafraîchissant de lire un philosophe vivant, qui rue dans les brancards, qui refuse de se laisser enfermer dans le rationalisme abstrait, qui proteste au nom de l’existence concrète, et qui pose que la vie est tragique, certes, qu’elle est marquée par la souffrance, certes, mais que c’est là le prix de sa réalité.

Cela dit, Unamuno n’est pas à l’abri de certaines outrances, que se soit dans son hyper-catholicisme, son attitude guerrière ou ses conceptions nationalistes et patriotiques. Je note cependant qu’il a rompu avec le franquisme en 1936 : «Il est des moments où se taire c’est mentir […] Il ne suffit pas de vaincre, il faut convaincre.» On peut, non sans émotion, lire ici la reconstitution du dernier discours qu’il a tenu en tant que recteur de l’université de Salamanque, et saluer son courage exemplaire.

Pas le dernier mot

Photo by Rowan Heuvel on Unsplash

Il y a quelque chose d’étrange dans la situation actuelle. Nous nous occupons de nos besoins, de nos soucis, de nos plaisirs, alors que les équilibres politiques, climatiques, culturels, religieux, sont en train de basculer, nous réservant un avenir illisible.

On voudrait que les choses se passent autrement, on voudrait que nos actions modifient la marche du monde, on voudrait préserver ce en quoi on a cru, ce pour quoi on se bat. On se décourage en réalisant à quel point les deux ou trois choses qui sont à notre portée sont sans proportion avec les problèmes et les forces en présence.

La portée de nos actions individuelles est faible, mais elle n’est pas dérisoire. On ne peut pas tout laisser aller sans résister, sans rien dire, sans rien faire. Question de conscience, de dignité. On connaît le principe : penser globalement, agir localement. Et même si la globalité devenait impensable, il faudrait continuer d’agir et de dire. Dieu merci, le prince de ce monde n’aura pas le dernier mot.