Difficile de trouver des peintres plus différents de ce point de vue que Soulages et Delaunay. Soulages n’utilise pratiquement que le noir sur des toiles de très grand format, qui en sont parfois entièrement recouvertes.
Le noir s’anime dès qu’on se déplace. Le relief de la matière accroche la lumière et tout le tableau se met à vivre.
Delaunay, lui, joue sur les couleurs et ce qu’il appelle leur contraste simultané. Il les fait vibrer, chanter, tourner, dans un agencement qui donne l’impression du mouvement.
Dans les deux cas, c’est de la peinture pure. Les toiles de Soulages ne représentent rien, et Delaunay, la plupart du temps, est dans l’abstraction, même si on reconnaît ici ou là un bout de la Tour Eiffel ou le fragment d’une grande roue.
Il vaut vraiment la peine de se trouver devant les œuvres pour leur donner le temps d’irradier leur présence. Elles sont souvent de grand format, particulièrement chez Soulages. Les images ci-dessus ne leur rendent pas justice. Soulages est visible chez Gianadda à Martigny jusqu’au 25 novembre et Delaunay au Kunsthaus de Zurich jusqu’au 18 novembre.
Austin Kleon et Seth Godin sont des blogueurs fréquents, qui publient un billet chaque jour, tous les jours de l’année, et franchement, ils m’impressionnent. J’aimerais en être capable. Je les envie.
Sur les raisons de publier aussi souvent, voici un post de CJ Chilvers, qui donne une synthèse des avis de Seth Godin sur la question, et un billet d’Austin Kleon – à qui j’emprunte l’illustration ci-dessous. Désolé, ce sont encore des références en anglais. En français, Stephanie Booth publie fréquemment, mais pas forcément tous les jours – mais comme elle est bilingue, c’est parfois en anglais aussi.
Alors, bien sûr, chaque billet n’est pas un article de mille mots à la manière d’une dissertation avec des images et des liens, quoique cela arrive. C’est souvent plus bref, l’expression d’une idée, d’un point de vue sur un événement, une lecture, une intuition.
Beaucoup de gens font cela dans Twitter ou dans Facebook, avec l’impression de retrouver des amis. Mais la multiplication des scandales liés à Facebook et les dérives nauséabondes de Twitter sont de bonnes raisons de préférer le blog, que l’on gère soi-même en toute indépendance. Et tant pis si on n’a pas de « Like » et si les lecteurs potentiels sont moins nombreux.
Pour mieux suivre des blogs, il existe des agrégateurs RSS qui collectent les derniers billets des gens qui nous intéressent. Sur Mac et iOS, j’utilise Feeder. Autrefois, le meilleur était Google Reader. Google a supprimé ce service. Google ne veut plus qu’on lise des blogs. Facebook non plus.
Au fond, tenir un blog et suivre d’autres blogs, c’est comme entrer en résistance.
Dimanche dernier, l’initiative pour des aliments équitables a été rejetée avec 61,3% de non, et celle pour une souveraineté alimentaire exigeant une agriculture écologique et sans OGM a été refusée par 68,37% des votants.
Or, lors du premier sondage réalisé au début du mois d’août, on prévoyait une acceptation massive de ces deux initiatives, la première recueillant 78% d’opinions favorables, et la seconde 75%.
Le contraste est saisissant. Que s’est-il donc passé ?
On a souligné que si les initiatives ont été acceptées en Suisse romande, la Suisse alémanique les a largement refusées. Mais là n’est pas le problème que je veux soulever.
Dans les deux cas, il est question d’alimentation, de nourriture. C’est un thème vital. Chacun se sent concerné. La plupart des gens ne veulent pas d’aliments inéquitables, ni une agriculture brutale, bourrée de pesticides et d’OGM, ce que le premier sondage a mis en évidence. Dès lors, les adversaires des projets ont mis en oeuvre une technique redoutablement efficace, celle qui consiste à faire peur.
Peur de manquer, peur de ne plus trouver certains produits, peur de payer davantage pour son alimentation, peur de devoir renoncer à d’autres choses, par exemple à certains loisirs. L’affiche est réussie : une triste pénurie dans les assiettes, on sent le vinaigre du cornichon qui forme la bouche, le brocoli dans le nez, et la tristesse du regard, tout cela sur fond vert. Pas de produits animaux, même les patates ont disparu. L’agence de pub a fait du bon travail.
La théorie du cerveau triunique fournit un éclairage possible de ce qui nous intéresse ici. Le cerveau humain serait composé de trois couches qui se sont superposées au cours de l’évolution. À la base, le cerveau reptilien, commun à tous les animaux, commande les fonctions de base : survie, fuite, peur, plaisir. S’y superpose, chez les mammifères, le cerveau limbique (mémoire et émotions), puis, chez l’homme, le cortex rationnel. Cette théorie est critiquée par de nombreux scientifiques, mais a le mérite d’être facile à comprendre.
Alors que la politique devrait s’adresser à notre cerveau rationnel, celui qui analyse, examine et prend ses décisions en fonctions de critères et de valeurs clairs, les adversaires des initiatives ont cherché à désactiver la raison en stimulant le cerveau reptilien (peur de manquer) et le limbique (peur de perdre de l’argent, des plaisirs et des gratifications).
Procédé classique et indigne, qui contribue à éloigner encore un peu plus les citoyens du souci du bien commun. Il est temps de relire le Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gensde Robert-Vincent Joule et
Jean-Léon Beauvois.
J’ai parlé il y a quelque temps de ce documentaire sur Netflix, The Minimalists. Je suis tombé sur un nouveau personnage intéressant, Cédric Waldburger, qui affirme se contenter de 64 objets personnels, dont il publie la liste, et qui a renoncé à son appartement. En revanche, un point sur lequel il est loin d’être minimaliste est celui des affaires, car il se présente lui-même comme un “serial entrepreneur”; à 30 ans, il a créé plusieurs entreprises.
Alors, bien sûr, nombreux sont les domaines sur lesquels je ne pourrai jamais régater avec quelqu’un comme lui, ne serait-ce que parce qu’il ne boit que de l’eau, ne possède aucun livre et ne porte que du noir pour éviter de perdre du temps à se demander quelle couleur choisir. Que ferais-je sans ma cafetière, ma cave et ma bibliothèque ? Et sans mon domicile, puisque je ne voyage pas 300 jours par an, d’avion en avion et de chambres d’amis en locations Airbnb ?
Tout de même, je m’interroge et je regarde autour de moi. De quoi suis-je encombré ? Quels sont les objets que je n’ai pas utilisés depuis plus de 90 jours, ou depuis plus de 10 ans ? Mes livres sont choisis en partie pour constituer une bibliothèque de consultation, en partie pour être lus et, qui sait, relus parce qu’ils m’ont plu. Je trouve que ce sont de bonnes raisons et, sur ce point, Ryan Holiday ne me contredira pas. Il n’empêche que chaque expédition à la déchetterie du Poirier au Chat a un petit goût de victoire quand j’y débarrasse quelque vieillerie. Un petit goût bizarre aussi quand, l’autre jour, j’ai éliminé deux gros paquets de documents dont je suis servi dans mon enseignement, supports de cours, préparations, et même de vieux transparents pour la rétroprojection, qui m’ont coûté des heures de travail. Des kilos de science désormais hors d’usage.
C’est décidé : je vais continuer de réduire mon empreinte matérielle, mais zéro déchet, ce n’est pas pour tout de suite.
Une fois de plus, je révise mon roman. Après plusieurs mois de repos (le temps pour quelques éditeurs de me signifier leur refus de le publier), je l’ai relu intégralement et repéré les modifications envisageables. Je comprends mieux mes personnages (ils m’émeuvent encore…), et cela aussi suppose des reprises.
Quelques lecteurs (et un éditeur) ont fait état de redites.L’une d’elles trouve son origine dans une panne d’écriture. Je ne savais pas comment continuer mon histoire. J’ai demandé à mes personnages principaux de récapituler les événements passés et de trouver eux-mêmes la suite de l’histoire. Le blocage a été levé. Les pages qui en ont résulté ne sont pas mauvaises, mais le moment est venu de les laisser de côté. Et donc je coupe, je taille, j’élague, j’allège et je laisse davantage de travail aux lecteurs, qui ne sont pas stupides.
À chaque relecture, je suis attristé par la quantité de répétitions que j’ai laissées. Je trouve des solutions dans un excellent dictionnaire des synonymes en ligne. Les adverbes sont un autre problème, ils poussent partout, un vrai chiendent qui réussit à passer inaperçu… pour ainsi dire presque toujours. J’en ai supprimé un bon paquet dans ce texte-ci, mais il en reste… encore beaucoup trop.
Ce sont des heures et des heures de travail. J’émonde et je taille avec mon petit sécateur numérique. Chaque mot biffé est une petite victoire. Hier, j’ai embarqué ma machine à écrire et une partie du manuscrit dans un long voyage en train, car le wagon restaurant des ICN est mon espace de coworking de prédilection. J’ai mangé à Saint-Gall et visité l’exposition Double Take de la Fondation suisse pour la photographie à Winterthour. Des heures de train, des heures de révision, dans un espace confiné mais agréable, la musique dans mes oreilles si les conversations autour de moi me dérangent.
À la maison, il y a tellement d’autres choses à faire…
L’autre jour, à la caisse de la Coop, ma carte de crédit était introuvable. Perdue ? Volée ? J’avais le sentiment que non. Il fallait donc chercher où elle était. Je me suis souvenu que je l’avais utilisée en dernier pour acheter du vin et j’ai appelé le vigneron. Son épouse m’a promis de me rappeler quelques minutes plus tard, le temps de vérifier. Au moment où j’ai reposé le téléphone, j’ai su qu’elle était restée dans la poche poitrine de la chemise que je portais la veille. Elle y était. Content et confus, j’ai dit à la dame que je avais retrouvé ma carte et je lui ai présenté mes excuses pour le dérangement.
Le fait de “publier” la perte de ma carte a modifié ma perception de la chose et réveillé le souvenir de l’endroit où elle se trouvait.
C’est pareil avec l’écriture. On a beau lire, relire et faire relire son texte à d’autres, c’est quand il est imprimé que les fautes apparaissent. On tient le livre tout frais dans sa main, on l’ouvre au hasard, et on tombe sur une coquille. Le changement de perception est troublant : quand tout était encore modifiable et remédiable, on ne voyait rien. Quand c’est trop tard, les problèmes sautent aux yeux.
Je m’en suis encore rendu compte la semaine dernière avec le billet sur Joni Mitchell, que j’ai eu de la peine à écrire. Sitôt publié, j’ai modifié la conclusion du billet, parce que je me suis rendu compte que je n’avais pas tenu compte d’un passage important de la chanson. Et j’y suis encore revenu le lendemain. Effet publication : enfin, le texte apparaît pour ce qu’il est. Heureusement, on modifie plus facilement un blog qu’un livre imprimé.
Je ne dirai pas ce qui a changé dans ce texte, dont je ne suis toujours pas satisfait, parce que j’y évoque brièvement des idées peu familières qu’il faudrait expliquer en détail. Mais si le phénomène vous intéresse, abonnez-vous au blog : vous recevrez les nouveaux posts au moment de leur première publication.
Je reste sous les impressions glanées lors de ma visite du Musée des Beaux-Arts du Locle, je devrais même dire de mes visites, car j’y suis retourné. Je ne m’attendais ni à un musée aussi dynamique (ils ont exposé Baselitz juste avant la Fondation Beyeler), ni à des œuvres si prégnantes.
Les expositions actuellement en cours font une place de choix à la photographie avec Todd Hido et Gary Winogrand. Guy Oberson n’est pas photographe, mais il présente des œuvres inspirées de photographies bien connues de Diane Arbus et Robert Mappelthorpe. Il y a enfin une installation de Thibault Brunet qui s’inscrit, elle aussi, dans le registre de la photographie. Le tout est à voir jusqu’au 27 mai 2018.
Je ne parlerai que de l’exposition de Todd Hido et ce que je vais en dire n’engage que moi. Ses images ont l’air d’avoir été prises au bout du monde américain, dans des endroits oubliés, isolés, où il ne peut pas faire beau.
Certains paysages sont photographiés à travers un pare-brise mouillé, avec des plages floues et d’autres plus nettes.
Sentiment d’abandon, de villages désertés, avec des maisons en mauvais état et des motels miteux.
Et il y a les femmes, dont on se demande si ce sont des amies ou des prostituées trouvées dans ces motels, à qui le photographe a demandé de poser sans beaucoup d’artifices. Elles aussi ont l’air désemparées, alors qu’elles semblent les seules présences humaines dans ces lieux.
L’accrochage propose d’improbables narrations.
On cite les films de David Lynch comme une référence possible. C’est vrai que Mulholland Drive n’est pas plus clair (ni, d’ailleurs, la dernière saison de Twin Peaks); Lynch propose même un chapitrage aléatoire dans le DVD. Avec ses jeux de cartes faites de ses photos en petit format, Hido propose quelque chose qui s’en rapproche.
Curieux univers que celui que suggère cette exposition. Je l’ai reçue comme une incursion dans les confins délabrés d’un monde déserté par le sens, où l’on survit comme on peut. En attendant que ce soit fini.
Je ne suis pas historien de l’art, mais j’aime visiter les expositions de peinture. J’ai donc payé mes 25 francs pour visiter la rétrospective Baselitz à la Fondation Beyeler, et j’ai aussi visité l’exposition de ses dessins au Musée des Beaux-Arts de Bâle.
Je ne sais pas comment vous visitez les expositions de peinture ni ce que vous y cherchez. Pour moi, il y a toujours une part de mystère, et souvent c’est elle qui me confirme que je suis devant une œuvre de valeur. L’émotion ressentie fait pareil. Ce qui gâche le mystère et stérilise l’émotion, c’est la banalité ou le sentiment qu’il y a un truc, un artifice, une facilité. Je voudrais toujours croire que l’oeuvre d’art ouvre des perspectives, qu’elle donne à voir autrement, qu’elle révèle quelque chose d’inaperçu avant elle. Et je ne suis pas hostile par principe à ce qu’elle soit plaisante. Mais bon, c’est comme en tout, il n’y a pas que des chefs d’œuvre, et les peintres les plus célébrés ont aussi produit des choses sans intérêt.
À force de fréquenter les musées et les fondations, je m’aperçois qu’il en va de la peinture comme de beaucoup d’autres choses : on montre ce qui marche, et ce qui fait accourir le public, c’est la peinture moderne d’il y a cent ans. Les impressionnistes par-ci, Monet par là, Cézanne, les débuts de l’abstraction avec l’avant-garde russe, le Blaue Reiter, Kandinsky, le cubisme et Picasso. Le public se fait plus rare devant les œuvres de la deuxième moitié du XXe siècle et du XXIe, parce que le temps et les sédimentations de la critique n’ont pas encore clairement désigné les classiques et les “valeurs sûres”. Dans ces conditions, on craint de ne pas comprendre et de se faire avoir.
Du coup, une rétrospective des œuvres de Georg Baselitz, qui fête ses 80 ans cette année, est une aubaine : voici enfin un contemporain (encore) vivant et célébré. Le public est présent – et moi aussi.
Ses peintures sont souvent très grandes. Leur taille impose leur présence. J’y trouve la volonté de choquer, très présente à ses débuts dans les années 1960, par exemple dans une toile où un personnage masculin déformé semble se masturber, ou dans une sculpture présentée à la Biennale de Venise en 1980, un grand personnage au bras tendu, dans lequel les médias ont vu un salut hitlérien. Les tribunaux et les polémiques ont certainement installé sa réputation.
Plus tard, il est devenu le peintre qui retourne ses toiles. Les sujets sont tout à fait reconnaissables : un aigle, un portrait de sa femme Elke, mais les tableaux sont présentés à l’envers, la tête en bas. Les notices de l’exposition disent que les tableaux n’ont pas été retournés après l’exécution, mais peints directement tels qu’ils sont exposés. Je veux bien le croire, mais c’est troublant quand on retourne le tableau. Quoi qu’il en soit, ce mode de faire tourne au procédé et à la marque de fabrique de Baselitz. Ce serait pour lui le moyen de libérer le tableau du motif. Je vois surtout le motif retourné, et je me lasserais si ce n’était que cela. Avec les années, on voit que sa peinture évolue. Les toiles sont de plus en plus travaillées et torturées, poignantes, comme dans cette série ‘45 (1989) présentée au sous-sol, vingt œuvres accrochées sous forme de frise, qui évoquent les derniers moments de la deuxième guerre mondiale, et en particulier le bombardement de Dresde.
Baselitz s’est expliqué avec l’histoire de l’art, reprenant des éléments présents chez certains peintres, ou des motifs célèbres, comme ici son interprétation à la tronçonneuse des Trois Grâces qui, dans la mythologie grecque, sont les déesses du charme, de la beauté et de la créativité :
Il reprend aussi des motifs de ses propres peintures, par exemple le portrait de sa femme Elke.
Les œuvres les plus récentes sont celles qui me touchent le plus.
Le couple ci-dessus, et Avignon ade (2017), un autoportrait monumental fendu en deux.
Oui, derrière le procédé de la tête en bas qu’on finit par oublier, il y a la douleur, la révolte, la paix parfois, et une forte présence de la mort qui rôde et qui attend.
L’exposition “Étrangement familier. Regards sur la Suisse” se tient au Fotomuseum de Winterthour à l’initiative de la Fondation Suisse pour la Photographie, en coproduction avec le Musée de l’Élysée et avec le soutien de Suisse Tourisme. Cinq photographes étrangers ont été invités à donner leur vision de la Suisse.
Ma visite a été trop rapide. Je ne me suis pas donné le temps d’une immersion suffisante, gêné par la voix criarde d’une femme qui donnait une sorte de formation à un groupe de personnes que je suppose malentendantes. Quelques impressions tout de même.
Les cinq photographes invités ont tous choisi un fil conducteur. Le photographe américain Shane Lavalette s’est rendu dans les douze localités où Theo Frey, photographe documnentaire, était allé travailler dans le cadre d’un mandat pour l’exposition nationale de 1939. Il livre quelques images intéressantes, mais ce sont les planches de contact de Frey qui ont le plus retenu mon attention.
Alinka Echeverría (Mexique/GB) a choisi une approche psycho-sociologique : les adolescents, les jeunes entre l’enfance et l’âge adulte, ou quand les frontières se brouillent entre les générations, les genres, etc. J’ai trouvé cette démarche très convenue mais, heureusement, les images valent mieux qu’elle. Soit dit en passant, parler de frontières qui se brouillent et de catégories qui se confondent revient à poser l’existence de ces frontières et de ces catégories. On les réactive d’autant plus qu’on les nie.
Le troisième regard met en scène les hauts lieux touristiques dans les deux sens du mot : ils sont incontournables et ils sont en altitude. Le Pilate, le Schilthorn, le Harder Kulm à Interlaken, et d’autres encore. Les “tableaux photographiques” de de Simon Roberts (GB) jouent sur une double mise en abîme : il photographie ceux qui se photographient, dans des endroits qui surplombent de vertigineux précipices. Les touristes se trouvent exactement à l’endroit requis par l’esthétique générale de l’image. Bien joué.
Je n’ai pas du tout adhéré à la démarche d’Eva Leitolf (Allemagne) dans sa série “Matters of negociation”. Les mots font sens, mais les images présentées en regard sont sans rapport, alors que j’espérais que sa série, qui interroge le plus le terme “patrie”, ferait écho à l’exposition de Lenzbourg dont j’ai parlé dans le billet précédent. Mais non. On peut souligner que le paysage d’un côté de la frontière ressemble furieusement à celui qui se trouve de l’autre côté, mais cela me paraît de peu d’intérêt, surtout quand les images sont aussi plates.
Finalement, ce sont les photographies du Chinois Zhang Xiao que j’ai préférées. Son regard frais, moins surchargé de références que celui des quatre autres, se sert du cours du Rhin comme fil conducteur. Ses images existent pour elles-mêmes. Elles n’ont pas besoin des explications théoriques sans lesquelles celles de ses collègues perdent une partie de leur intérêt.
L’exposition est encore visible jusqu’au 7 mai 2017 à Winterthour. Elle sera reprise au Musée de l’Elysée à Lausanne du 25 octobre 2017 au 7 janvier 2018.
Le terme “Heimat” n’a pas d’équivalent en français; on pense patrie, mais la patrie, c’est le pays des pères, le Vaterland. Comment rendre le “Heim”, le chez-soi, là où on est à la maison ? Le pays natal ? Le berceau ? L’exposition Heimat à Lenzbourg donne des éléments de réponse, qui s’appuient en particulier sur une vaste enquête auprès de la population à l’occasion de douze fêtes foraines.
Cette espèce de Luna Park pour égarés en recherche de leur lieu propose une succession de stations et d’expériences d’où l’on ressort décontenancé et surpris. C’est donc l’occasion d’une visite patriote dépaysante, en allemand, français et anglais. À l’entrée, demandez la documentation en français et un sac de jetons pour francophones.
Où s’est-on senti le plus chez soi et en sécurité que dans le ventre maternel ? Une première station immersive, son et lumière, tente de reproduire quelque chose de cet univers à l’usage de ceux et celles pour qui c’est un lointain souvenir.
Dès qu’on en sort, on doit traverser des couloirs qui doivent nous faire peur. Pourquoi ? Parce que la Heimat serait située quelque part entre la nostalgie et la peur, selon le psychologue Fritz Riemann.
On revient ensuite à soi pour une séance de psychanalyse devant un écran. Le mien est resté bloqué sur l’allemand en dépit de mes efforts pour l’avoir en français : j’avais peut-être les mauvais jetons. Il s’agit de répondre à des questions. On nous demande de bien répondre, car les réponses permettront de déterminer l’endroit où l’on est vraiment chez soi – et de recevoir un “acte d’origine” tout à la fin. Cette psychanalyse a des accents lacaniens, puisqu’on passe immédiatement après au stade du miroir dans une salle des glaces plus ou moins déformantes, où l’on est confronté à sa propre image.
La salle suivante invite à rencontrer d’autres personnes. Cela se veut personnel, presque intime, car on pénètre dans des maisonnettes contenant leurs objets familiers, avec leur témoignage en vidéo ou en audio seul. J’ai ainsi fait la connaissance d’une étudiante musulmane de Genève, d’un jeune homme qui a trouvé sa heimat en devenant femme, d’un geek qui est partout chez lui à condition d’avoir une bonne connexion internet, et d’une Américaine qui ravive ses origines suisses en cuisinant une soupe au schabziger.
Où suis-je donc par rapport aux autres ? Dans la salle suivante, mon portrait est projeté au plafond avec celui des autres visiteurs présents dans la salle (les jetons reçus à l’entrée permettent manifestement de nous tracer), d’abord au milieu de la galaxie, puis par rapport à deux grands axes : distance/proximité et changement/continuité. Ma tête n’occupe pas le même lieu que celle de mes voisins, c’est clair.
La grande roue, à laquelle on accède ensuite, est censée favoriser la rencontre effective avec d’autres personnes, connues ou non, mais c’était le matin, nous étions peu nombreux et je me suis retrouvé seul dans ma nacelle pour trois petits tours au soleil.
La patrie est thématisée dans une salle plus didactique, en forme de jardin public. Qu’est-ce qu’un vrai Suisse ? Chacun se prononce en votant et les résultats sont rendus visibles. Quels sont les différents statuts des étrangers ? D’où viennent les passeports ? C’est la patrie au sens de nation, les règlements, les droits des uns et des autres, les règles du vivre ensemble.
Pour finir, après deux bonnes heures de visite et une virée en réalité virtuelle dans l’espace intersidéral, j’ai reçu mon “certificat d’origine”.
Le vôtre vous attend à Lenzbourg jusqu’au 25 mars 2018. C’est dans un bâtiment près de l’arsenal, le Stapferhaus, à 8 minutes à pied de la gare (et non au château). Impossible de se perdre, le chemin est bien balisé.
Au total, une expérience ludique, sensorielle, surprenante, dérangeante, qui, mine de rien, conduit à des réflexions existentielles inhabituelles..