Voici le dernier billet de la série consacrée à la pensée de Léon Chestov. Les précédents sont, dans l’ordre La foi, la raison et l’esprit critique, Au centre d’Eden, Le terrain des faits et La raison, quelle autorité?
La philosophie religieuse
Après les développements évoqués dans les billets précédents, on comprend que, pour Léon Chestov, la philosophie religieuse, s’il doit y avoir quelque chose qui porte ce nom, n’a rien à voir avec la recherche des vérités universelles et nécessaires. La philosophie religieuse ne s’arrête pas non plus à la lettre du texte biblique pour s’engager dans une recherche sans fin qui en oublie le sens ; elle ne regarde pas en arrière pour éviter la paralysie de la pensée; elle ne cherche pas à comprendre la différence entre le bien et le mal. Mais peut-on encore appeler philosophie une recherche qui se détourne du savoir? Elle est pourtant une recherche active, une lutte suprême pour surmonter la peur de Dieu en faisant taire les mensonges, pour retrouver la liberté originelle et le «voici, c’était très bon» d’avant la Chute, quand l’exercice de notre raison ne nous avait pas encore réduits à nous contenter d’un bien impuissant et d’un mal destructeur; quand elle ne nous avait pas encore privés de la participation à l’œuvre créatrice de Dieu, ni assommés par l’écrasante et fausse évidence que ce qui est est de toute éternité et qu’il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps. Maintenant s’éclaire la parole de Paul disant que la sagesse des hommes est folie aux yeux de Dieu.
Le plus sage des hommes fut le plus grand des pécheurs, ainsi que le perçurent tous deux Kierkegaard et Nietzsche pourtant si dissemblables. Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché.
Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 38
Le tragique est qu’il est tout à fait possible de créer une religion à l’aide des vérités mortelles, dans les limites de la raison, et de la couronner par une éthique sublime. Mais Dieu n’y sera pas, car pour le rejoindre, il faut aller vers une autre source de vérité, celle que la Bible appelle la foi,
qui est cette dimension de la pensée où la vérité s’abandonne sans crainte, joyeusement, à l’entière disposition du Créateur: que Ta volonté soit faite!
Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 36
On va vers la foi en tournant le dos aux charmes de la raison et à son cortège de contraintes physiques et morales. Il y a dans l’Écriture cette promesse que chacun recevra selon sa foi (Matthieu 8.13) — une promesse qui ne contraint pas, qui n’a rien de séduisant pour la raison et n’obtiendra jamais l’approbation de l’éthique chez les ressortissants d’Athènes. En revanche, ceux qui ont quelque racine en Jérusalem sont sans doute mieux disposés à entendre cette autre promesse sidérante pour la raison :
Tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l’avez reçu, et cela vous sera accordé.
Marc 11.24
Et pourtant, dans le Notre Père, nous lui demandons « Que ta volonté soit faite » ! Un paradoxe de plus, qui ne peut se résoudre que dans une démarche de foi.
Faire demi-tour
Si l’arbre de la connaissance est une impasse mortelle, comment faire demi-tour ? Pourrons-nous déjouer la garde des chérubins et la flamme de l’épée qui tournoie pour accéder de nouveau à l’arbre de vie? Qu’est-ce que cette vie-là? À quoi ressemble-t-elle? Et si jamais nous nous trouvions en situation de consommer son fruit, ne devrions-nous pas au préalable nous désintoxiquer du poison que nous avons absorbé avec la connaissance? Est-ce possible, au moins un peu?
Oui, mais à condition de se rapporter à un nouveau type d’humanité, ou à une humanité refondée sur des bases différentes de celles qui ont été héritées depuis les origines. Adam lui aussi était appelé fils de Dieu (Luc 3.38). Mais il a fait fausse route et, avec lui, tous ses descendants sinon par le sang, du moins par la disposition d’esprit qui provient de l’arbre de la connaissance. Nous pouvons retrouver le chemin de la vie. Pour cela, il faut un nouvel Adam, un nouveau fils de Dieu. Selon la première lettre aux Corinthiens, cet homme nouveau, c’est Jésus-Christ:
«Le premier homme, Adam, devint une âme vivante. Le dernier Adam est devenu un esprit vivifiant».
1 Corinthiens 15.45
Il n’est pas indifférent que cette affirmation figure dans un chapitre où il est question de la résurrection. La mort est venue par la faute d’Adam, et c’est par Jésus-Christ, ressuscité d’entre les morts, que la résurrection devient possible. La mort du Christ et sa résurrection ouvrent un chemin de salut pour les hommes qui décident de marcher à sa suite, qui cherchent Dieu, reconnaissant qu’en référence au Bien de Dieu, ils sont radicalement insuffisants, pécheurs, perdus. Jésus est mort pour ces péchés, réglant tout ce passif envers Dieu pour ceux et celles qui se mettent dans le chemin qu’il a ouvert.
La parabole du fils prodigue donne une image de la situation de l’homme. Il a dépensé tout son héritage en menant grand train dans le monde ; prenant la mesure de sa ruine et de son échec, il retourne, honteux et confus, à la maison de son père, qui le reçoit à bras ouverts. Le «second Adam» a rétabli les possibilités que le premier a gâchées: la vie, l’innocence, le compagnonnage avec Dieu, la promesse de la résurrection et de la vie éternelle dans un corps aux caractéristiques différentes du nôtre. Tout homme et toute femme peuvent devenir fils adoptif, fille adoptive du Père, frère ou sœur de Jésus, «mais étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la vie, et il y en a peu qui le trouvent» (Matthieu 7.14).
Cela passe par un changement de mentalité, ce que Platon appelait une conversion de l’âme: au lieu de s’enfoncer toujours davantage dans le monde, elle fait demi-tour vers la lumière et le Bien, autrement dit vers Dieu.
Qu’est-ce que la Chute sinon la poursuite d’une vérité et l’assurance de l’avoir trouvée, la passion pour un dogme, l’établissement dans un dogme? Le fanatisme en résulte — tare capitale qui donne à l’homme le goût de l’efficacité, de la prophétie, de la terreur — lèpre lyrique par laquelle il contamine les âmes, les soumet, les broie ou les exalte… »
E.M. Cioran, Précis de décomposition, 1949
écrit Cioran, qui se sent plus rassuré dans la compagnie des fainéants et des sceptiques que dans celle des convaincus qui veulent agir. Notons en passant que la transmission du péché originel, si choquante soit-elle pour notre sens de la justice, prend du sens si nous la comprenons non comme une aberration génétique, mais comme la manière dont nous avons appris à vivre, à penser et à croire que c’est par nos propres forces, par le moyen de la connaissance que nous pourrons nous en sortir et nous sauver nous-mêmes. Et si la stérilité de nos existences et la rareté de nos moments de bonheur et de plénitude tenaient à cette attitude tellement bien apprise que nous n’en imaginons pas d’autre possible?
Pétrifiés par nos origines
Aujourd’hui, quand on se retourne pour regarder en arrière, on trouve les théories modernes de l’origine de l’univers, le Big Bang et tout le discours de la théorie de l’évolution à partir des soupes prébiotiques et de la réunion fortuite des conditions permettant l’émergence des premières formes de la vie — après quoi Darwin explique que la lutte pour la survie sélectionne automatiquement les formes les plus performantes, et ainsi de suite. Le regard braqué sur ces idées, nous nous découvrons nous aussi un peu soupe prébiotique, fascinés par l’humilité de nos origines, par notre parenté avec les singes et, somme toute, avec beaucoup d’autres animaux, car nous sommes aussi des mammifères. Mais si la chaîne des causes qui nous ont finalement conduits à exister fait ainsi apparaître que nous ne sommes que des animaux, certes doués de raison, certes plus évolués que nos cousins, certes munis d’un cerveau plus complexe et plus performant, alors nous devons conclure que nous ne valons pas plus que les représentants des autres espèces. En forçant à peine le trait, nous pourrions encore franchir la barrière de la vie et nous reconnaître dans les objets inanimés, dans les choses, avec lesquels nous partageons des points communs, car nous sommes tous poussières d’étoiles et notre corps contient des atomes de carbone, comme les pierres. Remonter à l’origine et à ce que la science moderne nous permet de reconnaître comme causes de ce que nous sommes, c’est effectivement nous retrouver pétrifiés. Seul le récit de la Genèse dit simultanément que nous sommes poussière (Genèse 3.19) et que nous sommes animés d’un souffle vital, d’une âme vivante qui vient directement de Dieu (Genèse 2.7).
«Et pourquoi aussi ne jugez-vous pas par vous-mêmes ce qui est juste?», demande Jésus (Luc 12.57). Si Dieu nous a faits de peu inférieurs aux anges (Psaume 8.6), il n’est pas question que nous nous laissions transformer en bêtes.
Sans vouloir passer pour un fanatique des théories du complot, j’estime qu’il faut continuer de poser les questions de Chestov. Qui donc a intérêt à ce que nous soyons transformés en pierres? Pourquoi veut-on que Socrate soit mort par la ciguë de toute éternité? Qui nous soumet à ce genre de discours? Qui veut nous ligoter par des raisonnements imparables? Qui veut absolument nous forcer à regarder en arrière pour nous mettre le nez dans le caca biotique de nos humbles origines afin de nous y réduire et de désamorcer toute tentative de penser autrement? Ajoutez à cela le monde hypermédiatique dans lequel nous baignons, qui, avec ses flashs et ses excès de lumière, son accent exclusif sur l’extériorité, nous enchaîne à l’apparence plus sûrement que les raisonnements d’Aristote et d’Épictète, dont tout le monde se contrefout, jusqu’à ôter aux pierres que nous devenons la conscience qu’elles tombent. La voix du monde est là, multiforme, omniprésente. Libérale ou autoritaire, peu importe : c’est toujours elle qui parle, sans même qu’il faille supposer une volonté délibérée d’imposer ce discours. C’est un procès sans sujet qui fonctionne de lui-même, dans lequel on est pris, qu’on essaie de saisir et de comprendre, mais sur lequel personne n’a vraiment de pouvoir. À hauteur d’homme, sans recours possible à la transcendance, la fermeture est totale. Plus de décentration possible, plus de méta-position envisageable : on reste collé aux dimensions de l’expérience, du visible, des faits et des lois qui gouvernent cet ordre-là, dans l’incapacité de se référer à ce qu’on ne connaît pas, ou plus. Orwell avait pressenti ce type d’enfermement quand il a décrit la société totalitaire de 1984, où tout le monde est filmé et surveillé en permanence, où le pouvoir trafique le langage, simplifiant le vocabulaire, généralisant l’usage des oxymores («la guerre, c’est la paix»; «la liberté, c’est l’esclavage»), supprimant les synonymes et tous les termes capables de nommer l’interdit pour rendre littéralement impensables les concepts indésirables, par exemple celui de liberté. Le lecteur jugera si la culture de notre temps va ou non dans cette direction.
Il est terrible de souffrir en sachant que ce qu’on endure est injuste et bafoue ce à quoi on croit. Mais il est encore plus terrible de souffrir les mêmes choses, sans pouvoir les dire et les penser, sans le recours de la foi qui donne le moyen de prendre position et de nier ce qui paraît l’évidence. Comment résister, sans cela, à une société et à une politique qui se transforment en destin pour l’ensemble de la population, comme l’ont fait les deux grands totalitarismes du XXe siècle?
Vivre dans les paradoxes
Chestov nous coince dans une alternative dont les deux termes paraissent aussi peu enviables l’un que l’autre. D’un côté, la connaissance vue comme un poison, une voie de perdition, une manière de s’enfoncer complètement dans la logique mortelle de la Chute. De l’autre, la vie de la foi, qui refuse de se laisser enfermer dans les chaînes de la nécessité, qui refuse de regarder en arrière, qui définit la pensée véritable comme ce qui regarde en avant dans une confiance aveugle en un Dieu imprévisible — un Dieu qui ne se laisse intimider par aucune valeur suprême, même celle de la justice, puisqu’il aveugle les uns, éclaire les autres, choisissant souverainement qui il va sauver, qui il va perdre ou réprouver.
Faire sauter cette alternative pour ouvrir d’autres chemins, cela ne va pas de soi. Il faudrait conjuguer deux choses : le fait que nous vivons dans le régime de la Chute et le fait que nous sommes capables de maîtriser la nature par la connaissance scientifique, au moins en partie. Devons-nous renoncer à cette connaissance et à cette maîtrise parce que nous vivons un temps nouveau, ouvert par la révélation de Dieu en Jésus-Christ? Travailler dans le registre du savoir, est-ce déchoir et renoncer au salut?
La simplification, qui tranche et coupe dans la complexité des choses, exerce toujours une certaine fascination. Elle dit ce qu’on a à faire, elle dit ce qui ne doit pas être fait, et c’est rassurant en un sens, même si, en un autre sens, c’est tout à fait angoissant en raison des choses auxquelles elle oblige à renoncer.
Pascal a toujours considéré qu’il y avait deux ordres, celui de la connaissance et celui du cœur, autrement dit de la foi, qui «a ses raisons que la raison ne connaît point; on le sait en mille choses». Dirons-nous que chacun de ces ordres a sa légitimité propre, d’un côté le domaine du savoir et de la science, gouverné par la raison et la nécessité ; de l’autre le domaine de la foi, personnel, privé, où l’on est libre de penser ce qu’on veut jusqu’à décréter que la raison n’y a plus cours? N’est-ce pas quelque peu schizophrène? Quel est le référentiel le plus important? Est-ce le cadre rationnel, assorti d’une enclave, le domaine privé de la foi, régi par une législation particulière, différente de la loi commune, ou est-ce le cadre de la foi et de la relation à Dieu qui admet, par pure charité, un registre séparé dans lequel on peut utiliser la raison et tabler sur la nécessité, dont nous savons qu’elles sont illusoires dans l’absolu, mais tellement utiles pour vivre ici et maintenant? Je penche pour ce deuxième cas de figure, mais les arguments de Chestov sont forts. Sa radicalité est séduisante, mais je me demande comment elle s’accommode des hommes, des techniques et de la vie au quotidien.
Nous devons vivre dans le relatif au nom d’une exigence absolue, mais il est difficile accorder les deux choses. Dans tous les cas, l’essentiel est de refuser d’absolutiser la voie de la raison et de la nécessité. Mais la tentation inverse, l’absolutisation du point de vue de la foi, comporte des dangers très problématiques. Certains fondamentalistes rêvent de la mise en place d’un «régime chrétien» ou d’une «politique chrétienne», persuadés qu’il faut faire advenir le règne de Dieu sur la terre, puisque l’on prie le Notre Père en disant «que ton règne vienne», c’est-à-dire, en traduisant littéralement la version anglaise: Thy kingdom come, que ton royaume vienne! Chestov ne paraît pas favorable à de tels projets. Il est trop fasciné par la position solitaire de Pascal, par son aspect «à contre-courant» pour sacrifier à de telles sirènes.
Un chrétien peut-il accepter de vivre partiellement dans l’ordre de la Chute en utilisant la connaissance du bien et du mal, la connaissance tout court, la science, la recherche des lois universelles et nécessaires? Est-ce légitime aux yeux de Dieu, ou doit-il au contraire s’en abstenir? La clé est probablement l’incarnation, la double nature humaine et divine de l’individu renouvelé par la relation rétablie avec Dieu par le Christ: à chacune son «ressort», son domaine de compétence, soit qu’on les juxtapose, soit qu’on les hiérarchise. Mais n’est-ce pas déplacer le problème au prix d’une scissionlégitimement à l’intérieur même de la personne entre sa part humaine et mondaine et sa part spirituelle? Jusqu’où devons-nous être cohérents?
À vous de répondre.