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Le poids des livres

On raconte qu’à sa parution, L’Être et le Néant de Jean-Paul Sartre pesait exactement 1 kilo et que cela lui a valu une partie de son succès auprès des femmes : publié en 1943, alors qu’il y avait pénurie dans les poids et mesures, les maraîchères achetaient cet essai d’ontologie phénoménologique de 724 pages pour peser les fruits et les légumes qu’elles vendaient au marché.

Cette caractéristique m’a intrigué, s’agissant d’un livre qui a bouleversé le champ philosophique d’après-guerre dans les pays francophones, qui a fait connaître l’existentialisme sartrien et qui a aussi conduit quelques personnes au désespoir et au suicide. Jean Brun, qui avait le sens de la formule, mais qui n’aimait pas le livre, disait qu’il était le best-seller le moins lu de tous les temps, traduit dans toutes les langues, sauf en français. C’est tout à fait injuste.

J’ai voulu vérifier sur l’exemplaire que je possède, achevé d’imprimer le 10 novembre 1966. Hélas, il ne pèse que 796 grammes, comme si le néant avait grignoté 204 grammes d’être. Le papier a-t-il séché ? Est-il de meilleure qualité que celui de la première édition ? Allez savoir. Toujours est-il que mon exemplaire ne fait plus le poids.

Ce serait agréable de pouvoir juger de la qualité d’un philosophe au poids de ses livres, mais on se heurte à des difficultés. Dans des éditions comparables chez Flammarion, les œuvres complètes de Platon font 1,903 kg et celles d’Aristote 2,532 kg. Or je préfère Platon, et Aristote en poids lourd, ça me gêne. Il vaut mieux renoncer à cette idée, sinon le très prolifique Jean Brun l’emporterait sur des auteurs bien plus importants que lui.

Tout de même, marqué par l’exemple de L’Être et le Néant, j’ai pesé quelques volumes de ma bibliothèque, à la recherche du livre idéal pesant exactement 1 kilo. En vain, mais, avec un bonus de 8 grammes, je vous propose les œuvres complètes de Baudelaire, dans une édition abîmée que la Guilde du Livre avait publiée 1967 pour le centenaire de la mort du poète.

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SLFF

À ma manière, je célèbre la Semaine de la langue française et de la francophonie, la SLFF, vingt-troisième du nom cette année en Suisse. Elle est organisée autour du 20 mars, qui est la Journée internationale de la Francophonie.

Je le fais en participant à autant de manifestations que je le peux. Il y en a plus de 70 en l’espace de deux semaines, un peu partout en Suisse. Le programme est alléchant. Je dois donc faire des choix, commandés par le temps que j’ai à ma disposition et la proximité des manifestations, parce que je souhaite rentrer chez moi après la manifestation. En conséquence, je vais souvent à Berne aux journées Francofilms, présentées par les ambassades de six pays, et aux conférences comme celle-ci ou comme celle-là à Neuchâtel, en regrettant de ne pas pouvoir aller voir tout ce qui est proposé à Zurich et à Lucerne.

La francophonie est vivante en Suisse, et pas seulement à Genève et à Lausanne. Les francophones de Berne, Zurich et Lucerne sont très actifs et proposent des manifestations durant toute l’année. De là à convaincre tous les Alémaniques que Franz isch a cooli Sprach, il y a un pas. Cette semaine, c’est l’occasion de le franchir..

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Maison blanche

Hier soir, à Berne, dans le cadre de la SLFF, Nicole Bacharan et Dominique Simonnet ont parlé des secrets de la Maison Blanche. Je m’attendais à un exposé centré sur les deux derniers locataires du Bureau ovale, mais ils ont surtout parlé de quelques présidents du passé, Jefferson, Abraban Lincoln, T. Woodrow Wilson, Franklin Roosevelt, John Kennedy et Ronald Reagan.

Ce qui était le plus fascinant, c’était l’évocation des situations difficiles dans lesquelles ils se sont trouvés et comment ces situations ont été résolues. Je ne savais pas que Lincoln s’est rendu sur le front de la guerre de Sécession parce que ses troupes alignaient défaite sur défaite, et qu’il a passé des nuits à étudier en secret des traités de statégie militaire pour comprendre comment reprendre l’avantage. J’ignorais que Wilson, créateur de la Société des Nations, n’a jamais réussi à y faire adhérer son propre pays, ce qui a probablement facilité la montée du nazisme en Europe ensuite, ni que Churchill avait traversé l’Atlantique infesté de sous-marins allemands pour rencontrer Roosevelt et le convaincre d’entrer en guerre pour combattre Hitler, ce qui n’a eu lieu qu’après Pearl Harbour. J’ignorais également qu’au moment de la crise de Cuba, il n’y avait guère que Kennedy et Krouchtchev pour refuser la confrontation militaire, et qu’une guerre nucléaire a été évitée de justesse à ce moment-là, parce que des têtes nucléaires équipant les missiles russes avaient déjà été livrées. Je n’avais pas davantage compris que Reagan avait collaboré avec le Vatican pour soutenir la Pologne, gouvernée alors par Jaruselski qui faisait face aux revendications de Solidarnosc, affaiblissant l’URSS, qui allait bientôt disparaître.

Dans toutes ces situations, il y a eu des hommes seuls, convaincus de ce qu’ils avaient à faire, souvent en butte à l’opposition du Sénat, du Congrès et du Pentagone, et qui ont tenu le cap envers et contre tous, ou presque tous. Pour le meilleur, souvent.


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La Sagesse pour deux dollars

C’est le prix de la version électronique de mon livre La Sagesse ou la Vie si vous la commandez chez Smashwords pendant les fêtes de fin d’année, du 25 décembre au 1er janvier 2018, et dont voici le lien. Les heures étant définies selon le fuseau horaire du Pacifique, cela signifie qu’il y a neuf heures de décalage. Attendez donc qu’il soit 9 heures du matin en Europe continentale le jour de Noël avant de commander. L’avantage, c’est que vous pourrez encore bénéficier du rabais le 1er janvier jusqu’à 8h 59.

Promis, ce n’est pas de la sagesse à deux balles pour autant (ou pour si peu). Les fichiers sont compatibles avec les divers supports numériques (Kindle, iBooks, iOS, Android etc.).

Et si vous préférez le livre physique, en vrai papier, vous pouvez le commander ici.

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Des regards sur la Suisse étrangement familiers

L’exposition “Étrangement familier. Regards sur la Suisse” se tient au Fotomuseum de Winterthour à l’initiative de la Fondation Suisse pour la Photographie, en coproduction avec le Musée de l’Élysée et avec le soutien de Suisse Tourisme. Cinq photographes étrangers ont été invités à donner leur vision de la Suisse.

Ma visite a été trop rapide. Je ne me suis pas donné le temps d’une immersion suffisante, gêné par la voix criarde d’une femme qui donnait une sorte de formation à un groupe de personnes que je suppose malentendantes. Quelques impressions tout de même.

Les cinq photographes invités ont tous choisi un fil conducteur. Le photographe américain Shane Lavalette s’est rendu dans les douze localités où Theo Frey, photographe documnentaire, était allé travailler dans le cadre d’un mandat pour l’exposition nationale de 1939. Il livre quelques images intéressantes, mais ce sont les planches de contact de Frey qui ont le plus retenu mon attention.

Alinka Echeverría (Mexique/GB) a choisi une approche psycho-sociologique : les adolescents, les jeunes entre l’enfance et l’âge adulte, ou quand les frontières se brouillent entre les générations, les genres, etc. J’ai trouvé cette démarche très convenue mais, heureusement, les images valent mieux qu’elle. Soit dit en passant, parler de frontières qui se brouillent et de catégories qui se confondent revient à poser l’existence de ces frontières et de ces catégories. On les réactive d’autant plus qu’on les nie.

Le troisième regard met en scène les hauts lieux touristiques dans les deux sens du mot : ils sont incontournables et ils sont en altitude. Le Pilate, le Schilthorn, le Harder Kulm à Interlaken, et d’autres encore. Les “tableaux photographiques” de de Simon Roberts (GB) jouent sur une double mise en abîme : il photographie ceux qui se photographient, dans des endroits qui surplombent de vertigineux précipices. Les touristes se trouvent exactement à l’endroit requis par l’esthétique générale de l’image. Bien joué.

Je n’ai pas du tout adhéré à la démarche d’Eva Leitolf (Allemagne) dans sa série “Matters of negociation”. Les mots font sens, mais les images présentées en regard sont sans rapport, alors que j’espérais que sa série, qui interroge le plus le terme “patrie”, ferait écho à l’exposition de Lenzbourg dont j’ai parlé dans le billet précédent. Mais non. On peut souligner que le paysage d’un côté de la frontière ressemble furieusement à celui qui se trouve de l’autre côté, mais cela me paraît de peu d’intérêt, surtout quand les images sont aussi plates.

Finalement, ce sont les photographies du Chinois Zhang Xiao que j’ai préférées. Son regard frais, moins surchargé de références que celui des quatre autres, se sert du cours du Rhin comme fil conducteur. Ses images existent pour elles-mêmes. Elles n’ont pas besoin des explications théoriques sans lesquelles celles de ses collègues perdent une partie de leur intérêt.

L’exposition est encore visible jusqu’au 7 mai 2017 à Winterthour. Elle sera reprise au Musée de l’Elysée à Lausanne du 25 octobre 2017 au 7 janvier 2018.

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Résurrection

Pâques est plus facile à accepter comme week-end de vacances (malgré les bouchons) que comme fête de la résurrection du Christ. La résurrection passe mal, même chez les chrétiens. Cela peut se comprendre, mais jusqu’à un certain point seulement, car la foi chétienne a-t-elle encore un sens si on cesse de croire à la résurrection ? La résurrection est le centre, le pivot, la clé qui donne son sens au message de l’évangile. Si Jésus n’est pas ressuscité, autant tout laisser tomber.

Pourtant, même ses disciples ne croyaient pas Jésus quand il leur annonçait qu’il ressusciterait le troisième jour. Et les femmes, qui sont devenues les premiers témoins de la résurrection, ne se sont pas rendues au tombeau parce qu’elles y croyaient, mais pour embaumer le cadavre de Jésus. On reste saisi devant l’attitude des les disciples au moment où il a été arrêté et crucifié. Tous ceux qui le suivaient l’abandonnent et s’enfuient. Pierre affirme à trois reprises qu’il ne connaît pas cet homme, puis le coq chante.

Comment croire à la résurrection ? Charles Colson, qui fut conseiller spécial du président Nixon et l’un des responsables du cambriolage du Watergate, a raconté comment tous les collaborateurs du président, tous ses fidèles, ont fui pour éviter de couler avec Nixon. Ils ont essayé de se sauver, comme les disciples de Jésus. Or, cinquante jours plus tard, au moment de la Pentecôte, Pierre tient un discours à Jérusalem, avec les onze apôtres, où il affirme ceci : “Dieu l’a ressuscité, en le délivrant des liens de la mort, parce qu’il n’était pas possible qu’il soit retenu par elle… Que toute la maison d’Israël sache donc avec certitude que Dieu a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous avez crucifié.” (Actes 2.24,36)

Ces hommes qui avaient fui, les voici qui annoncent la bonne nouvelle avec assurance. Ils vont bouleverser le monde. Un tel changement ne peut s’expliquer que par un événement tout à fait exceptionnel, et cet événement, c’est la résurrection de Jésus, le Christ. Voilà l’argument de Colson en faveur de l’historicité de la résurrection (dans son livre Aimer Dieu, où il raconte comment il s’est converti pendant qu’il purgeait sa peine en prison).

L’apôtre Paul affirme que si le Christ n’est pas ressuscité, les chrétiens sont les plus malheureux de tous les hommes. Or le Christ est réellement ressuscité et les plus malheureux des hommes ne sont pas ceux qui le suivent, mais ceux qui ne le connaissent pas – ou qui ne veulent pas le reconnaître.

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Une fois que le Cercle sera complet, ce sera la fin

Encore un passage tiré du roman de Dave Eggers, Le Cercle (pages 500-501). Publié en 2013, donc écrit un peu avant, il décrit un processus qui est peut-être en train de se mettre en place sous nos yeux.

N.B: Cet article a pu être récupéré le 9 mars 2017 et replacé à sa date de publication d’origine, parce qu’il était répertorié sur Google et accessible en cache. Comme quoi rien n’est jamais perdu…

 

« Mae, je veux que tu imagines où tout ce truc est en train d’aller.
– Je sais où ça va.
– Mae, ferme les yeux.
– Non.
– Mae, s’il de plaît. Ferme les yeux. »
Elle obtempéra.
« Je veux que tu relies les choses entre elles et que tu réfléchisses pour savoir si tu vois ce que je vois. Imagine. Le Cercle qui dévore tous ses concurrents depuis des années, pas vrai ? Ce qui rend la société de plus en plus puissante. Quatre-vingt-dix pour cent des recherches sur internet à travers le monde se font déjà via le Cercle. Sans compétition, ce chiffre ne va faire qu’augmenter. On sera bientôt à cent pour cent. Maintenant, toi et moi on sait que quand on contrôle le flot d’informations, on contrôle tout. On contrôle presque tout ce que les gens voient et savent. Si on a besoin d’enterrer un élément, définitivement, ça prend deux secondes. Si on veut détruire quelqu’un, il faut cinq minutes. Comment qui que ce soit peut s’opposer au Cercle, s’ils contrôlent toute l’information et les moyens pour y accéder ? Ils veulent que tout le monde ait un compte au Cercle, et ils sont bien partis pour que ceux qui refusent de s’inscrire se retrouvent dans l’illégalité. Qu’est-ce qui se passe après ? Qu’est-ce qui se passera quand ils contrôleront toutes les recherches, quand ils auront accès à toutes les données de n’importe qui ? Quand ils auront connaissance des faits et gestes de tout un chacun ? Quand toutes les transactions financières, toutes les informations médicales et génétiques, quand la moindre parcelle d’existence, qu’elle soit bonne ou mauvaise, passeront par eux ? Quand chaque mot formulé sera véhiculé via un réseau unique ?
– Mais il y a des milliers de moyens de protection avant d’en arriver là. C’est juste impossible. Enfin, les gouvernements s’assureront…
– Les gouvernements qui sont transparents ? Les parlementaires qui doivent leur réputation au Cercle ? Qui a envie d’être détruit dès l’instant où il ouvre la bouche ? Que s’est-il passé selon toi avec Williamson ? Tu te souviens d’elle ? Elle a menacé le monopole du Cercle et, surprise, les autorités fédérales ont trouvé des trucs compromettants sur son ordinateur. Tu crois que c’était un hasard ? C’était au moins la centième personne à laquelle Stenton faisait ça. Mae, une fois que le Cercle sera complet, ce sera la fin. Et tu y as participé. Ce truc de démocratie, Démopower, ou je ne sais quoi, bon sang. Sous prétexte de faire entendre la voix de chacun, c’est la loi de la foule ou la loi de la jungle qui l’emporte; tu as créé une société sans filtre où il est criminel d’avoir des secrets. C’est brillant. Je veux dire, tu es brillante, Mae. Tu es ce que Stenton et Bailey espéraient depuis le début. »

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Algax à Diesse

C’est bien de fréquenter les salles d’exposition renommées et les grands musées, mais je trouve intéressant de visiter aussi des expositions plus modestes d’artistes qui n’ont pas – et n’auront probablement jamais – la renommée des plus grands.

Algax (alias Alfred Gygax) expose en ce moment à la maison de paroisse de Diesse une partie de sa production des dernières années. Il pratique surtout la linogravure et entretient un rapport intéressant avec les peintres classiques, à qui il emprunte des motifs qu’il retravaille jusqu’à la plus grande simplicité possible des lignes et des surfaces.

Détail

La première simplification est le passage de la couleur au noir et blanc. La deuxième tient à la technique, la linogravure, qui consiste à ôter de la matière jusqu’à ce qu’il ne reste que l’essence de la figure.

Les œuvres présentées trouvent leur originalité tout en conservant l’allusion aux classiques. Algax s’autorise des combinaisons, des montages et des rapprochements qui ne sont pas sans humour.

D’autres œuvres explorent des directions différentes, mais il ne reste que deux jours pour découvrir Alfred Gygax – 40 ans de recherches… sur un Plateau : samedi et dimanche 5 et 6 novembre de 10 à 17h.

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«Le problème, avec le papier, c’est que ça anéantit tout effort de communication»

« Quand tu fais du kayak, qu’est-ce que tu vois ?
– Je ne sais pas. Toutes sortes de choses.
– Des phoques ?
– Bien sûr.
– Des otaries ?
– La plupart du temps.
– Des oiseaux de mer ? Des pélicans ?
– Oui. »
Denise tapa sur sa tablette. « OK, je fais une recherche là, pour voir s’il y a des traces visuelles de tes sorties en kayak. Et je ne trouve rien.
– Oh, je n’emporte jamais d’appareil.
– Mais comment reconnais-tu toutes les espèces d’oiseaux ?
– J’ai un petit guide. C’est juste un truc que mon ex-petit ami m’a donné. Un petit guide pliable sur la faune locale.
– C’est juste une brochure ou quoi ?
– Oui, enfin, c’est waterproof et… »
Josiah soupira bruyamment.
« Je suis désolée », fit Mae.
Josiah leva les yeux en l’air. « Non, je fais une digression, mais le problème avec le papier c’est que ça anéantit tout effort de communication. Ça empêche toute continuité. Tu regardes ta brochure, et ça s’arrête là. Ça s’arrête à toi. Genre tu es la seule qui compte. Mais imagine, si tu documentes ta recherche. Si tu utilises un outil pour t’aider à identifier les espèces d’oiseaux, chacun pourra en profiter. Les naturalistes, les étudiants, les historiens, les gardes-côtes. Tout le monde saurait, alors, quels genres d’oiseaux se trouvent dans la baie à tel ou tel moment. Ça m’énerve de penser à la quantité de savoir qui se perd au quotidien quand on manque à ce point d’ouverture d’esprit. Et je ne veux pas dire que c’est égoïste, mais…
– Si. C’était égoïste. Je le sais », avoua Mae.

Dave Eggers, Le Cercle, Gallimard, 2016, pages 197-198.

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Roni Horn démultipliée

La Fondation Beyeler expose en ce moment des œuvres de l’artiste américaine Roni Horn dans des installations qui interrogent la question de l’identité.

Qui suis-je ? Ma carte d’identité me le dit, je suis celui dont la photo et le nom figurent sur ce rectangle de plastique. C’est rassurant, le document établit clairement mon identité – mais pour 10 ans au maximum. La mienne devra être renouvelée dans quatre ans. Qui serai-je alors ?

Ce qui est identique est ce qui reste pareil à soi-même, sans changement, le même hier, aujourd’hui et demain. Les poètes n’y croient guère. Vous connaissez Mignonne, allons voir si la rose… Vous avez entendu Juliette Greco en chanter la version mi-vingtième : Si tu t’imagines, fillette, fillette, xava xava xa, va durer toujours, la saison des za, saison des amours, ce que tu te goures, ce que tu te goures !… Pas besoin de Ronsard ni de Queneau parolier pour s’en rendre compte. Je ne suis plus le même à 65 ans qu’à 45 ou à 25, et cela ne tient pas seulement à l’expérience que j’ai acquise. Pourtant, je ne cesse pas d’être moi-même, et c’est là le plus mystérieux.

Roni Horn approche l’identité par plusieurs chemins. Il y a d’abord ces portraits photographiques accrochées deux par deux, qui opposent l’enfance et l’âge mûr, le masculin et le féminin, l’insouciance et la préoccupation – jusqu’à ce qu’on remarque que c’est toujours la même personne qui est photographiée, Roni Horn, justement.

Dans une autre salle, Th Rose Prblm, elle joue sur deux expressions célèbres : Come up smelling like a rose (à peu près : tire-toi de cette situation frais comme une rose) et une phrase de Gertrude Stein : A rose is a rose is a rose. Tirer son épingle du jeu, c’est s’en sortir indemne, comme on était avant. Pour sa part, la triple identité de la rose selon Stein dit assez qu’elle est bel et bien rose (…mais Ronsard nous a prévenu qu’elle va se faner). L’accrochage est un festival de découpages des mots coloriés, hachés, remontés, qui dissolvent le sens qui continue pourtant, de loin, de se rappeler à nous. Les deux mêmes phrases sont répétées du début à la fin, déclinées en différentes couleurs, découpées et remontées à chaque fois de manière unique. Identité, éclatement, mais scrupuleusement dans l’ordre des couleurs de l’arc-en-ciel.

Avant de relire Différence et répétition de Deleuze, on peut encore visiter quatre autres salles qui continuent l’exploration de la variabilité. Les grandes photographies de la surface de l’eau d’un seul et même fleuve, la Tamise, dans différentes situations météorologiques ; les vasques de verre de cinq tonnes chacune aux colorations différentes, qui projettent des ombres spécifiques et dépendantes de la lumière et du passage des visiteurs, etc.

Les œuvres ici rassemblées datent des vingt dernières années : c’est dire si la question préoccupe Roni Horn. La dernière salle paraît plus anecdotique : elle rassemble des photographies d’objets différents qui ont un seul point commun : tous ont été offerts à l’artiste dont la présence, j’allais dire la permanence, apparaît en creux.

Un avantage de ces installations est qu’elles sont à peu près désertes, car tout le monde vient pour voir l’exposition phare, consacrée au Blaue Reiter. On a ainsi l’occasion de se laisser imprégner par ces explorations d’identités différentielles sans être dérangé par les classes d’école qui passent en courant. Utile si on veut prendre le temps de méditer sur qui l’on est. On se rassure finalement en se disant que Roni Horn, dont l’exposition multiplie les facettes, a présidé elle-même à l’agencement de tout l’éventail. Elle le tient solidement.

N.B. J’ai aussi visité l’exposition du Blaue Reiter (excellente) et j’en ai ramené une gomme, en guise d’hommage à Robbe-Grillet.