Mon blog a été piraté je ne sais quand par je ne sais qui. Des articles entiers ont été remplacés par des textes bourrés de liens que je me suis abstenu de suivre. J’ai fait le ménage en supprimant ces faux articles. La dernière mise à jour de WordPress a également été appliquée, en espérant qu’elle contient les protections empêchant le retour de ces attaques.
Ces articles ont été perdus. Il s’agit des plus récents, postérieurs au dernier billet publié en date du 1er novembre de l’an dernier. Mon hébergeur conserve des sauvegardes, mais le temps d’apprendre comment les récupérer et retrouver ce qui manque me paraît disproportionné en comparaison de l’intérêt des articles eux-mêmes. Bien entendu, le site Wayback Machine permet de remonter dans le temps d’une quantité de sites web. Hélas, la dernière photographie du mien a été faite le 31 octobre dernier.
En définitive, c’est Google qui m’a sauvé la mise. J’ai fait une recherche à l’aide de mots clés figurant dans les articles perdus et ils étaient répertoriés. En cliquant sur le petit triangle vert, on peut accéder à ce qui est en cache. Je suis à la fois reconnaissant et un peu inquiet : rien ne se perd, clairement !
J’étais content de retrouver la citation du Cercle qui se trouve vers la fin du roman de Dave Egger, parce qu’elle parle des dérives qui sont toujours plus évidentes dans le monde d’Internet. C’était assez visionnaire au moment où cela a été écrit. Et j’ai aussi retrouvé le billet dans lequel j’annonçais que mon roman est parti chez mes relecteurs. Il est maintenant de retour, j’y reviendrai.
Moralité : je dois garder une version locale des textes que je publie, et veiller plus soigneusement aux mises à jour de WordPress. Sauvegarde, sauvegarde, et pas seulement sur le mode automatique.
Et j’ajoute qu’il y a des problèmes ailleurs : en ce moment, le train dans lequel je me trouve ne peut pas continuer sa route en raison d’un dérangement technique à la locomotive. On entend un chef de train faire des annonces d’une voix stressée au haut-parleur.
Ces dernières semaines, j’ai été occupé à réviser la version 2 de mon roman. La version 3.1 est maintenant prête à partir chez les personnes qui se sont déclarées d’accord de me donner leur avis.
Avec Chasseral love, je n’ai pas voulu faire de la « littérature » : j’ai voulu raconter une histoire. C’est un thriller situé dans la région où je vis, comme le laisse entendre le premier mot du titre. Aujourd’hui, il me quitte pour d’autres yeux et j’ai l’impression qu’il commence à m’échapper. Je crains qu’il soit mal reçu. Je réalise qu’on pourra le trouver choquant, grossier, mal ficelé — ou sans intérêt.
Je suis souvent passé de la fierté au découragement et inversement. Découragement devant les tics d’écriture, les répétitions, les lourdeurs et ces adverbes qui poussent comme le chiendent. Fierté quand je relis un bon dialogue, quand mes personnages vivent leur existence propre, quand l’intrigue rebondit. Puis le sentiment de la vanité de l’entreprise : un éditeur s’intéressera-t-il à mon roman ? Et s’il s’en trouve un, le livre, noyé au milieu de milliers d’autres, trouvera-t-il son public ?
Au début, c’était un jeu, je voulais changer de genre, voir si je parvenais à passer de l’essai au roman. Le verdict va bientôt tomber. Quand je pense à tout le temps que j’ai passé à écrire ce truc, je me demande si je suis dans mon bon sens. Heureusement, je ne pense pas qu’à ça.
Note : cet article a été récupéré le 9 mars 2017 sur Google, où il était en cache. Il fait partie de ceux qui ont été remplacé par des textes “pirates”.
Encore un passage tiré du roman de Dave Eggers, Le Cercle (pages 500-501). Publié en 2013, donc écrit un peu avant, il décrit un processus qui est peut-être en train de se mettre en place sous nos yeux.
N.B: Cet article a pu être récupéré le 9 mars 2017 et replacé à sa date de publication d’origine, parce qu’il était répertorié sur Google et accessible en cache. Comme quoi rien n’est jamais perdu…
« Mae, je veux que tu imagines où tout ce truc est en train d’aller.
– Je sais où ça va.
– Mae, ferme les yeux.
– Non.
– Mae, s’il de plaît. Ferme les yeux. »
Elle obtempéra.
« Je veux que tu relies les choses entre elles et que tu réfléchisses pour savoir si tu vois ce que je vois. Imagine. Le Cercle qui dévore tous ses concurrents depuis des années, pas vrai ? Ce qui rend la société de plus en plus puissante. Quatre-vingt-dix pour cent des recherches sur internet à travers le monde se font déjà via le Cercle. Sans compétition, ce chiffre ne va faire qu’augmenter. On sera bientôt à cent pour cent. Maintenant, toi et moi on sait que quand on contrôle le flot d’informations, on contrôle tout. On contrôle presque tout ce que les gens voient et savent. Si on a besoin d’enterrer un élément, définitivement, ça prend deux secondes. Si on veut détruire quelqu’un, il faut cinq minutes. Comment qui que ce soit peut s’opposer au Cercle, s’ils contrôlent toute l’information et les moyens pour y accéder ? Ils veulent que tout le monde ait un compte au Cercle, et ils sont bien partis pour que ceux qui refusent de s’inscrire se retrouvent dans l’illégalité. Qu’est-ce qui se passe après ? Qu’est-ce qui se passera quand ils contrôleront toutes les recherches, quand ils auront accès à toutes les données de n’importe qui ? Quand ils auront connaissance des faits et gestes de tout un chacun ? Quand toutes les transactions financières, toutes les informations médicales et génétiques, quand la moindre parcelle d’existence, qu’elle soit bonne ou mauvaise, passeront par eux ? Quand chaque mot formulé sera véhiculé via un réseau unique ?
– Mais il y a des milliers de moyens de protection avant d’en arriver là. C’est juste impossible. Enfin, les gouvernements s’assureront…
– Les gouvernements qui sont transparents ? Les parlementaires qui doivent leur réputation au Cercle ? Qui a envie d’être détruit dès l’instant où il ouvre la bouche ? Que s’est-il passé selon toi avec Williamson ? Tu te souviens d’elle ? Elle a menacé le monopole du Cercle et, surprise, les autorités fédérales ont trouvé des trucs compromettants sur son ordinateur. Tu crois que c’était un hasard ? C’était au moins la centième personne à laquelle Stenton faisait ça. Mae, une fois que le Cercle sera complet, ce sera la fin. Et tu y as participé. Ce truc de démocratie, Démopower, ou je ne sais quoi, bon sang. Sous prétexte de faire entendre la voix de chacun, c’est la loi de la foule ou la loi de la jungle qui l’emporte; tu as créé une société sans filtre où il est criminel d’avoir des secrets. C’est brillant. Je veux dire, tu es brillante, Mae. Tu es ce que Stenton et Bailey espéraient depuis le début. »
C’est bien de fréquenter les salles d’exposition renommées et les grands musées, mais je trouve intéressant de visiter aussi des expositions plus modestes d’artistes qui n’ont pas – et n’auront probablement jamais – la renommée des plus grands.
Algax (alias Alfred Gygax) expose en ce moment à la maison de paroisse de Diesse une partie de sa production des dernières années. Il pratique surtout la linogravure et entretient un rapport intéressant avec les peintres classiques, à qui il emprunte des motifs qu’il retravaille jusqu’à la plus grande simplicité possible des lignes et des surfaces.
Détail
La première simplification est le passage de la couleur au noir et blanc. La deuxième tient à la technique, la linogravure, qui consiste à ôter de la matière jusqu’à ce qu’il ne reste que l’essence de la figure.
Les œuvres présentées trouvent leur originalité tout en conservant l’allusion aux classiques. Algax s’autorise des combinaisons, des montages et des rapprochements qui ne sont pas sans humour.
D’autres œuvres explorent des directions différentes, mais il ne reste que deux jours pour découvrir Alfred Gygax – 40 ans de recherches… sur un Plateau : samedi et dimanche 5 et 6 novembre de 10 à 17h.
« Quand tu fais du kayak, qu’est-ce que tu vois ?
– Je ne sais pas. Toutes sortes de choses.
– Des phoques ?
– Bien sûr.
– Des otaries ?
– La plupart du temps.
– Des oiseaux de mer ? Des pélicans ?
– Oui. »
Denise tapa sur sa tablette. « OK, je fais une recherche là, pour voir s’il y a des traces visuelles de tes sorties en kayak. Et je ne trouve rien.
– Oh, je n’emporte jamais d’appareil.
– Mais comment reconnais-tu toutes les espèces d’oiseaux ?
– J’ai un petit guide. C’est juste un truc que mon ex-petit ami m’a donné. Un petit guide pliable sur la faune locale.
– C’est juste une brochure ou quoi ?
– Oui, enfin, c’est waterproof et… »
Josiah soupira bruyamment.
« Je suis désolée », fit Mae.
Josiah leva les yeux en l’air. « Non, je fais une digression, mais le problème avec le papier c’est que ça anéantit tout effort de communication. Ça empêche toute continuité. Tu regardes ta brochure, et ça s’arrête là. Ça s’arrête à toi. Genre tu es la seule qui compte. Mais imagine, si tu documentes ta recherche. Si tu utilises un outil pour t’aider à identifier les espèces d’oiseaux, chacun pourra en profiter. Les naturalistes, les étudiants, les historiens, les gardes-côtes. Tout le monde saurait, alors, quels genres d’oiseaux se trouvent dans la baie à tel ou tel moment. Ça m’énerve de penser à la quantité de savoir qui se perd au quotidien quand on manque à ce point d’ouverture d’esprit. Et je ne veux pas dire que c’est égoïste, mais…
– Si. C’était égoïste. Je le sais », avoua Mae.
Dave Eggers, Le Cercle, Gallimard, 2016, pages 197-198.
La Fondation Beyeler expose en ce moment des œuvres de l’artiste américaine Roni Horn dans des installations qui interrogent la question de l’identité.
Qui suis-je ? Ma carte d’identité me le dit, je suis celui dont la photo et le nom figurent sur ce rectangle de plastique. C’est rassurant, le document établit clairement mon identité – mais pour 10 ans au maximum. La mienne devra être renouvelée dans quatre ans. Qui serai-je alors ?
Ce qui est identique est ce qui reste pareil à soi-même, sans changement, le même hier, aujourd’hui et demain. Les poètes n’y croient guère. Vous connaissez Mignonne, allons voir si la rose… Vous avez entendu Juliette Greco en chanter la version mi-vingtième : Si tu t’imagines, fillette, fillette, xava xava xa, va durer toujours, la saison des za, saison des amours, ce que tu te goures, ce que tu te goures !… Pas besoin de Ronsard ni de Queneau parolier pour s’en rendre compte. Je ne suis plus le même à 65 ans qu’à 45 ou à 25, et cela ne tient pas seulement à l’expérience que j’ai acquise. Pourtant, je ne cesse pas d’être moi-même, et c’est là le plus mystérieux.
Roni Horn approche l’identité par plusieurs chemins. Il y a d’abord ces portraits photographiques accrochées deux par deux, qui opposent l’enfance et l’âge mûr, le masculin et le féminin, l’insouciance et la préoccupation – jusqu’à ce qu’on remarque que c’est toujours la même personne qui est photographiée, Roni Horn, justement.
Dans une autre salle, Th Rose Prblm, elle joue sur deux expressions célèbres : Come up smelling like a rose (à peu près : tire-toi de cette situation frais comme une rose) et une phrase de Gertrude Stein : A rose is a rose is a rose. Tirer son épingle du jeu, c’est s’en sortir indemne, comme on était avant. Pour sa part, la triple identité de la rose selon Stein dit assez qu’elle est bel et bien rose (…mais Ronsard nous a prévenu qu’elle va se faner). L’accrochage est un festival de découpages des mots coloriés, hachés, remontés, qui dissolvent le sens qui continue pourtant, de loin, de se rappeler à nous. Les deux mêmes phrases sont répétées du début à la fin, déclinées en différentes couleurs, découpées et remontées à chaque fois de manière unique. Identité, éclatement, mais scrupuleusement dans l’ordre des couleurs de l’arc-en-ciel.
Avant de relire Différence et répétition de Deleuze, on peut encore visiter quatre autres salles qui continuent l’exploration de la variabilité. Les grandes photographies de la surface de l’eau d’un seul et même fleuve, la Tamise, dans différentes situations météorologiques ; les vasques de verre de cinq tonnes chacune aux colorations différentes, qui projettent des ombres spécifiques et dépendantes de la lumière et du passage des visiteurs, etc.
Les œuvres ici rassemblées datent des vingt dernières années : c’est dire si la question préoccupe Roni Horn. La dernière salle paraît plus anecdotique : elle rassemble des photographies d’objets différents qui ont un seul point commun : tous ont été offerts à l’artiste dont la présence, j’allais dire la permanence, apparaît en creux.
Un avantage de ces installations est qu’elles sont à peu près désertes, car tout le monde vient pour voir l’exposition phare, consacrée au Blaue Reiter. On a ainsi l’occasion de se laisser imprégner par ces explorations d’identités différentielles sans être dérangé par les classes d’école qui passent en courant. Utile si on veut prendre le temps de méditer sur qui l’on est. On se rassure finalement en se disant que Roni Horn, dont l’exposition multiplie les facettes, a présidé elle-même à l’agencement de tout l’éventail. Elle le tient solidement.
N.B. J’ai aussi visité l’exposition du Blaue Reiter (excellente) et j’en ai ramené une gomme, en guise d’hommage à Robbe-Grillet.
Je viens de terminer la version 2 d’un roman que j’ai commencé d’écrire il y a quatre ans sur un coup de tête, sur l’envie d’écrire autre chose que des essais ou des articles, de laisser la philosophie pour me mettre à un thriller. Le déclencheur a été la lecture de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, le roman de Joël Dicker, que j’ai trouvé agréable, divertissant, superbement construit. Je me suis convaincu que j’étais capable d’en faire autant. C’est présomptueux, mais ça aide à démarrer.
Le manuscrit secret
Le manuscrit a connu des pannes. Ce n’était pas un projet prioritaire, mais trois choses m’ont aidé à ne pas le lâcher. La première est la conviction qu’il vaut mieux écrire quelque chose de nul que rien du tout. Un premier jet merdique (Anne Lamott, dans Bird by Bird, parle de shitty first draft) est un point de départ à partir duquel on peut travailler. On renonce donc à le détruire. La deuxième a été la surprise que je me souciais réellement de mes personnages; ils ont grandi et évolué à la mesure de ma préoccupation pour eux. La troisième est la sourde certitude que quoi que je fasse, quelle que soit mon occupation professionnelle et la manière dont je perds mon temps, je suis fondamentalement un écrivain, que l’écriture est à la racine de mon identité, que je dois lui donner enfin la place qui lui revient.
Cette version 2, je vais la réviser avant de la donner à lire à deux ou trois personnes de confiance. Elles me donneront leur avis avant que je me risque à chercher un éditeur. Si le retour de ces premiers lecteurs est négatif, j’en resterai là et je commencerai autre chose. Le plus probable est qu’ils me donneront des pistes pour améliorer l’œuvre – ou la sauver du désastre. On en reparlera.
Je me suis souvent demandé si le sentiment d’avoir de moins en moins de temps à disposition était un effet de l’âge. On n’a plus la même énergie à disposition; il devient difficile de maintenir l’hyperactivité que notre époque semble attendre de chacun dans la profession comme dans les loisirs.
Parvenu enfin au terme de mes obligations professionnelles, je me suis réjoui de retrouver du temps tout neuf, du vrai loisir, sans autres obligations que celles que je me donnerais. Après avoir vu au fil des dernières années s’amenuiser les moments que je pouvais consacrer à l’écriture, je me suis dit que j’allais enfin pouvoir m’y mettre sinon à plein temps, du moins plusieurs heures par jour et tous les jours.
C’était sans compter l’apparition de demandes nouvelles. Surtout, j’oubliais tout ce que je m’étais proposé d’entreprendre quand j’aurais ma retraite : des balades, des voyages, des lectures, des rénovations à la maison; je voulais me remettre à la cuisine, retourner au cinéma, revoir des gens, faire de la musique, apprendre enfin à dessiner, purger ma bibliothèque de tout ce qu’elle contient de livres devenus inutiles, changer la disposition de mon bureau, et j’en oublie. Bien entendu, quand je me mets à une séance d’écriture, tous ces autres projets se mettent à briller de mille feux et deviennent plus désirables que ce bête travail solitaire devant la feuille ou l’écran.
Il n’y a pas d’autre solution que de décréter sans pitié que l’écriture sera la priorité, qu’elle aura sa place tous les jours, et de s’y mettre avant de passer aux autres choses. Pas parce que je produirai à coup sûr des textes intéressants, mais parce que c’est ma décision et que c’est ainsi que ça marche. Même si je ne commence plus mes journées à cinq heures du matin.
Il n’y a pas de politique chrétienne, mais il est bon que des chrétiens s’engagent en politique.
Vous comprenez mieux pourquoi tous ceux qui croient pouvoir faire advenir le royaume de Dieu en faisant de la « politique chrétienne » se trompent complètement (si mon analyse tient la route) : ils déploient une action définie en fonction de la vérité du monde. Imaginant faire avancer l’œuvre de Dieu, ils dénaturent le message de l’Évangile en le transformant en une idéologie de plus, vidée de son contenu par la lumière du monde. Transformer le message chrétien en programme politique ou en philosophie chrétienne, c’est le dénaturer, en faire un machin qui aura peut-être une couleur humaniste, parce que l’humanisme est l’héritier laïque du christianisme, mais déserté par la vie et l’Esprit de Dieu. La vérité n’est pas un concept, c’est une personne, c’est le Christ. On ne développe pas une réflexion philosophique en vue de déterminer la nature de Dieu, c’est Dieu qui se révèle et se fait connaître. Il le fait par la manière dont il nous affecte dans la vie qui vient de lui et dans laquelle nous avons pris naissance. Le royaume de Dieu n’est pas un programme politique à réaliser dans le monde, dont on sait qui est le prince, mais une réalité vivante qui se déroule de manière cachée, même si des résultats peuventt être manifestes dans le monde. Relisez les paraboles du royaume dans Matthieu 13 : la parabole du semeur, la parabole du bon grain et de l’ivraie, celle du grain de moutarde, celle du levain, celle de la perle de grand prix, celle du trésor caché, ou encore celle du filet jeté dans la mer. Il est toujours question d’une forme de croissance. Mais à la fin, il y a un tri où les anges séparent les justes et les méchants, ceux-ci étant jetés dans la fournaise de feu, où il y aura des pleurs et des grincements de dents.
Cela ne signifie pas qu’il faille s’abstenir de s’engager en politique. Les chrétiens ne sont pas appelés à s’installer dans le monde, dans la mesure où étant fils et filles de Dieu, ils sont dans une filiation qui fait qu’ils ne sont plus vraiment à la maison dans le monde. Ils ne sont pas d’ici, mais ils vivent ici. C’est ici qu’ils sont témoins de la révélation de Dieu et du salut en Christ, ici qu’ils sont appelés à la vivre, en faisant de la politique ou autre chose. Parce que si Dieu agit en ce monde, c’est au moyen de son corps, qui est l’Église, l’assemblée des rachetés, en se révélant au travers de ceux et celles qui le suivent, ambassadeurs du Royaume, et non citoyens du monde.
Le sel de la terre contre la corruption et pour la conservation
Deux autres images pour qualifier notre rôle dans le monde en tant que fils et filles de Dieu : le sel et la lumière. Comme pour les aliments, le sel assaisonne et conserve. La lumière du monde dont il est question ici est très différente de celle dont nous avons parlé à propos de Michel Henry. Cette lumière vient éclairer le monde autrement, en dévoilant sa trompeuse vérité et en indiquant par où on peut essayer d’en sortir.
C’est en se référant à la manière de Dieu qu’on pourra développer une éthique chrétienne véritable et sans doute aussi une politique inspirée. L’action divine n’est pas un agir technicien, mais un devenir qui advient à la manière du grain qui germe ou du ferment qui fait lever la pâte. Il ne s’agit pas de faire, ou d’agir, mais d’être : le défi est autrement plus révolutionnaire ! On n’a pas à faire advenir le Royaume de Dieu par telle puis telle action: Jésus dit : vous êtes le sel de la terre, vous êtes la lumière du monde.
Si nous voulons rendre à Dieu ses droits en politique, laissons-nous inspirer dans nos projets par le saint Esprit, laissons-le agir au travers de nous. C’est lui qui donne ce qu’il faut pour guérir ceux qui ont le coeur brisé, pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, pour proclamer aux captifs la délivrance et aux aveugles (et à ceux qui ne voient que la lumière du monde) le recouvrement de la vue, pour renvoyer libre les opprimés, et pour proclamer une année de grâce du Seigneur.
Beau programme, n’est-ce pas ? Et c’est un programme dans lequel, comme l’explique Ellul dans Présence au monde moderne, il s’agit moins de faire que d’être et de vivre notre foi.
« Cela veut dire, par exemple, que nous n’avons pas à travailler, faire des efforts pour que la justice règne sur la terre : nous avons à être justes nous-mêmes, porteurs de justice, et l’Écriture nous apprend que la justice règne là où est un juste. Il est bien entendu que juste veut dire justifié par Christ : et c’est pour cela même que la justice règne là où est un juste : c’est que ce juste vit de la justice de Christ. Cette justice est présente, car c’est elle qui le fait juste. Ainsi elle n’apparaît pas comme un but à atteindre, un équilibre à obtenir, mais comme le don de Dieu, gratuit et inexplicable, qui existe dans notre vie, si bien que nos moyens ne servent pas à faire venir la justice, mais à la manifester. »
Dieu a perdu ses droits en politique avec la Déclaration des Droits de l’homme et la fin de la monarchie de droit divin, mais les attentats contre Charlie-Hebdo et les tueries du 13 novembre dernier remettent en question des droits humains et l’universalité des valeurs des Lumières. Faut-il réaffirmer les droits entiers de Dieu alors que le Nouveau Testament montre que ni Jésus, ni ses disciples ne les ont utilisés par rapport aux pouvoirs de leur époque ? Pour comprendre ce paradoxe, nous aurons besoin de quelques notions empruntées au philosophe Michel Henry.
Une autre idée du monde
Avez-vous remarqué que tout ce que nous vivons, faisons, expérimentons est toujours situé dans le temps et dans l’espace ? «C’est arrivé hier quand j’étais encore sur mon lieu de travail»… «J’ai rencontré untel en allant faire mes courses su supermarché», etc. Nous nous re-présentons (le trait d’union est voulu) ces choses en les situant dans le temps, dans l’espace, devant notre conscience. Le terme allemand Vor-stellung (idem pour le trait d’union) dit très clairement que la représentation consiste à poser quelque chose devant soi, vor sich, c’est-à-dire dans le monde. C’est ainsi que nous percevons les choses.
Le monde est ici défini comme l’horizon de visibilité dans lequel les choses se montrent. Je vois le bleu du ciel, je vois le visage d’un enfant, je vois que dans un cercle tous les rayons sont égaux, etc. Les choses existent pour moi parce qu’elles apparaissent dans cet « au-delà » de moi qui leur donne leur vérité. Elles sont vraies parce qu’elles se montrent dans cet horizon de visibilité, autrement dit dans la lumière du monde. Tout ce qui s’y montre est vrai, n’importe quelle chose, n’importe quel fait. C’est tout vu, dit-on parfois quand on est sûr de quelque chose.
Il faut souligner que la lumière du monde est totalement indifférente à ce qui s’y montre. Elle éclaire tout de la même manière. Dans un acte extrême de démocratie phénoménologique, elle confère la vérité à tout ce qui se montre en elle : nuage, cercle, visage, geste d’amitié, carnage, viol, guerre, conférence, mensonge, etc. Ça lui est égal. Mais – et c’est ici le point crucial – c’est une vérité réduite à ce que la lumière du monde fait voir des choses. Tout le reste n’est pas pris en compte, tout le reste se trouve ignoré et nié : les choses sont ainsi réduites à leur seule apparence, mutilées, vidées de leur substance. En fait, les choses sont détruites et déjà mortes dès qu’elles apparaissent dans le monde. Comme la lumière du soleil rend visible tout ce qui est sous le soleil, sans aucune discrimination (et ne montre que cela), la lumière du monde confère la vérité à tout ce qui se montre en elle. Mais sa vérité se paie au prix fort, puisqu’elle ignore et anéantit par principe tout ce qui lui échappe.
Or la philosophie occidentale s’est développée à partir du monde et de ce qui se montre dans sa lumière. La philosophie, la science et le sens commun n’ont jamais cessé de considérer cela comme la vérité.
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On me pardonnera, j’espère, cet exposé trop rapide d’une idée fondamentale de Michel Henry. Et peut-être aussi cette blague pour illustrer le point qui est en jeu. C’est l’histoire de l’homme qui a perdu les clés de sa voiture. Il fait nuit. Arrive un passant qui, le voyant occupé à scruter le sol sous un réverbère, lui demande ce qu’il fait. L’homme lui explique qu’il cherche ses clés. Le passant lui demande alors s’il se souvient de l’endroit précis où il les a perdues, et le type lui répond oui, tout à fait, c’est un peu plus loin, à une dizaine de mètres. Alors pourquoi cherchez-vous vos clés ici ? lui demande le passant. Et l’autre lui répond : Mais parce qu’ici, il y a de la lumière !
Le monde et le Royaume de Dieu
Nous sommes maintenant en mesure de comprendre comment le Royaume de Dieu est parvenu jusqu’à nous, selon la parole de Matthieu 12:28, alors qu’il n’est manifestement pas très visible.
Jésus dit que le Royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards (Luc 17:20). Je traduis cela librement en disant que le Royaume de Dieu ne se montre pas dans la lumière du monde, ou que la vérité du Royaume de Dieu n’a rien à voir avec la vérité du monde. Voilà pourquoi Jésus peut dire à Pilate que son royaume n’est pas de ce monde (Jean 18:36).
Ce n’est d’ailleurs pas la seule réalité qui échappe à la vérité du monde. Prenez la biologie, dont on dit qu’elle est la science de la vie. La biologie s’occupe d’organismes, de molécules, de réactions physico-chimiques, du code génétique, des conditions de fonctionnement de la vie, etc., mais pas de la vie elle-même. La vie elle-même est introuvable dans la lumière du monde. En revanche, elle se connaît elle-même, elle s’éprouve directement, j’allais dire concrètement, en nous, par exemple. Vous sentez que vous êtes vivants. Dans la lumière du monde, je vois que vous bougez, que vous respirez, que vous n’êtes pas inanimés, mais qu’est-ce que cela en comparaison de la manière dont chacun de vous éprouve sa vie et et de la manière dont la vie s’éprouve en vous ? Je n’éprouve rien de ce que vous éprouvez vous-mêmes. Mais vous vous savez ce que vous éprouvez, et cela, c’est une tout autre forme de révélation que celle qui s’effectue dans la lumière du monde.
Et donc il faut une autre forme de révélation pour connaître le royaume de Dieu, qui ne vient pas dans la lumière du monde. Une révélation qui passe par la vie, qui s’éprouve directement, sans l’intermédiaire de la lumière du monde, parce qu’elle relève de l’affectivité. Une révélation que le saint Esprit peut donner de manière très directe. Voyez ce que dit Jean : À ceci nous reconnaissons que nous demeurons en lui, et lui en nous : c’est qu’il nous a donné de son Esprit (1 Jean 4.13). Si vous essayez de chercher la preuve de cela dans la lumière du monde, aucune chance. Mais dans la vie avec Dieu, ou la vie de Dieu (n’oublions pas que Jésus a dit qu’il était la vie), Dieu lui-même vient attester la vérité de sa parole : Parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son FIls, qui crie : Abba ! Père ! (Galates 4.6).
Si toute la philosophie et toute la science s’efforcent de connaître le fond des choses en partant du malentendu qui consiste à croire que ce qui apparaît dans la lumière du monde est toute la vérité, on comprend mieux le prologue de l’évangile de Jean quand il parle de Jésus : C’était la véritable lumière qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme. Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a pas connue. Elle est venue chez les siens et les siens ne l’ont pas reçue: Mais à tous ceux qui l’ont reçue, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom (Jean 1.9-12).