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Joni Mitchell et la lumière

Comme je le disais la semaine dernière, je suis assez indifférent aux paroles des chansons que j’écoute, mais il y a des exceptions, quand certains mots attirent mon attention, parce qu’ils éveillent des échos en moi.

Shine

C’est arrivé dernièrement avec une chanson de Joni Mitchell, Shine. Le thème de la lumière est de ceux qui me donnent à réfléchir. Shine : brille ! J’entendais Joni chanter un impératif à briller sur toutes sortes de choses. Comme je ne comprenais pas tout, j’ai trouvé les paroles dans Apple Music et j’ai fait des recherches pour élucider les allusions qui m’échappaient. Maintenant, je sais à peu près qui est le révérend Pearson et ce qu’il a fait, je sais ce que font les red light runners.

Ce qui me frappait, c’est que ce shine doit briller aussi bien sur les parieurs des casinos de Las Vegas que sur les pêcheurs dont les filets sont vides, aussi bien sur la montée des océans et les technologies à la Frankenstein, les bombardements et les églises dont l’amour s’étiole, que sur la bonne terre, le bon air, la bonne eau et les endroits où les enfants peuvent jouer en sécurité. La même lumière sur tout, et l’on pense à Jésus disant que le Père fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et les injustes (Matthieu 5.45).

Mais ce n’est qu’en allant sur le site de la chanteuse que j’ai compris le fond de l’affaire.
D’abord, parce que les paroles trouvées dans Apple Music sont inexactes : au lieu de the vain old God, on lit the vain old garden, et il y a d’autres erreurs, comme on le voit ci-dessous. C’est à se demander si les paroles sur Apple Music ne sont pas le résultat d’une transcription par des personnes vraiment peu douées.

À gauche, version du site de Joni Mitchell, à droite, celle d’Apple Music…

Ensuite, et surtout, parce que Joni Mitchell s’explique sur l’origine de sa chanson.

In a sense, “Shine” is reminiscent of that old Sunday School song about letting your light shine. I heard the words of the chorus first, but I didn’t know what the song was going to be about.

Les allusions bibliques ne sont donc pas mon invention, puisqu’à l’origine de la chanson, il y a un chant d’école du dimanche, Let your light shine, qui se rattache à une autre parole de Jésus à ses disciples : Que votre lumière luise ainsi devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux. (Matthieu 5.16). Cette lumière-ci manifeste la gloire de Dieu au travers des bonnes œuvres qu’il inspire. Elle n’est pas comme la lumière du soleil, qui éclaire indifféremment toutes les réalités terrestres.

Le contraste de ces deux lumières m’a rappelé les analyses du philosophe Michel Henry. Ce qu’il appelle la lumière du monde, c’est la lumière de l’objectivité, celle qui nous fait voir ce qui est, éclairant pareillement et impitoyablement le bon et le mauvais, le juste et l’injuste, la vérité et le mensonge, les bons et les méchants, les justes et les injustes, sans discrimination, sans distinction, la même lumière pour tout, dans une “démocratie” absolue qui ne rejette rien ni personne. Le Shine de Joni Mitchell donne l’impératif d’éclairer ceux qui passent au rouge parce qu’ils téléphonent en conduisant, les assholes qui dépassent par la droite, les soldats mourants et les destructions, comme aussi la bonne volonté, la bonne humeur et d’autres bonnes choses. Comme le soleil que le Père céleste fait lever sur les méchants et sur les bons — sauf que, pour sa part, elle se réjouit que le révérend Pearson ait rejeté “le vieux Dieu inutile”. J’en déduis que son impératif d’éclairer revient à pratiquer un esprit d’examen à la manière des… Lumières. La conséquence est qu’on ne sort pas de cette lumière de l’objectivité.

Or il est une autre lumière, qui n’est pas celle du monde, qui n’est pas cette lumière désespérante parce qu’indifférente à tout, sous laquelle tout finit par se confondre. Une lumière qui vient de l’intérieur, de la vie, de l’affectivité, pour laquelle rien n’est indifférent et qui, parce qu’elle n’est pas revêtue de l’objectivité meurtrière de la lumière du monde, passe pour imaginaire et trompeuse, alors que sans elle, rien n’a lieu et rien n’a de valeur. Et elle manifeste quelque chose de Dieu, parce qu’en dernière analyse, venant de la vie elle-même, c’est de lui qu’elle vient. J’ai l’impression que Joni Mitchell voudrait s’en approcher, mais à partir du moment où elle se coupe de sa source, elle ne peut que retomber du côté de la lumière indifférente.

Le souvenir du vieux chant de l’école du dimanche a donné une chanson amère et désespérée, sauf vers la fin, où elle ouvre la possibilité de quelque chose d’autre, quand elle parle de pionniers à la recherche de la santé mentale, dans la simplicité et le voyage intérieur, au-delà d’eux-mêmes…

Shine on the pioneers
Those seekers of mental health
Craving simplicity
They traveled inward
Past themselves…
May all their little lights shine

Encore faudrait-il que leurs petites lumières soient vraiment différentes, sans quoi il n’y aura rien de nouveau sous le soleil.

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