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Au centre d’Eden

Ce billet est le deuxième d’une série consacrée à la manière cont Léon Chestov considère les relations entre la philosophie et le christianisme. Le premier est ici.


Pour Léon Chestov, la critique de la raison la plus radicale ne se trouve pas dans la Critique de la raison pure de Kant, mais dans la Bible, au livre de la Genèse. Suivons-le donc dans le deuxième lieu clé de sa pensée.

Jan Brueghel l’Ancien et Peter Paul Rubens, Le Jardin d’Eden et la chute de l’homme. Mauritshuis, The Hague. Wikimedia

Rappelons qu’au milieu du jardin d’Éden poussent deux arbres tout à fait particuliers, spécialement désignés: l’arbre de vie et l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Genèse 2.9). Le second fait l’objet d’un interdit assorti d’une mise en garde:

L’Éternel Dieu donna ce commandement à l’homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras.

Genèse 2.16-17

Armés de notre bonne grosse psychologie, nous nous disons que si Dieu avait voulu faire exprès de donner envie à l’homme de transgresser son commandement, il ne s’y serait pas pris autrement, et que le serpent a eu ensuite partie facile pour convaincre le premier homme et la première femme de manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Mais là n’est pas le point. C’est la présence simultanée de ces deux arbres qui constitue la critique la plus radicale de la connaissance et de la raison. La fameuse «pomme», c’est le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, qu’Adam et Ève consomment, après quoi «leurs yeux s’ouvrirent» (Genèse 3.7). Prenant alors conscience de leur nudité, ils cherchent à rattraper la situation par divers artifices: ils se cachent et se fabriquent des vêtements de feuilles. Mais cela ne suffit pas. Connaissant effectivement le bien et le mal, éprouvant aussi leur insuffisance et leur solitude par rapport à ce savoir trop grand qui tombe sur eux et par lequel ils se sentent condamnés, voilà que Dieu les chasse hors d’Éden et poste,

à l’est du jardin d’Éden, les chérubins et la flamme de l’épée qui tournoie, pour garder le chemin de l’arbre de vie

Genèse 3.22

afin d’éviter qu’ils ne mangent de l’arbre de vie et ne vivent éternellement (Genèse 3.23). N’y voyons pas un mouvement de jalousie qui viserait à empêcher que l’homme accède à la vie éternelle, mais une mesure de précaution ménageant la possibilité d’une autre histoire que celle dans laquelle Adam et Ève se sont engagés, comme si la solution la moins tragique était encore qu’ils meurent, après quoi la Bible raconte ce que Dieu a fait pour essayer de rattraper la situation et sauver l’humanité.

La connaissance est-elle mortelle ?
Soulignons que le texte de la Genèse parle de la connaissance du bien et du mal, au moyen de laquelle l’homme a choisi de devenir autonome en fixant pour lui-même des normes choisies par lui-même. En cela consiste sa liberté si chère et si chérie. C’est l’acte de naissance de l’éthique ou de la morale, comme on voudra : les deux termes sont équivalents.

L’homme est devenu “comme l’un de nous pour la connaissance du bien et du mal”

Genèse 3.22

dit Dieu, capable de décider librement du bien et du mal, capable de choisir ses valeurs indépendamment de ce qui est bien ou mal aux yeux de Dieu — mais aussi de chercher à retrouver la volonté de Dieu pour s’y conformer.

Je doute qu’Adam et sa descendance eussent été condamnés à mener, dans leur «innocence», des existences éternelles d’imbéciles heureux, puisque la mission de croître, de se multiplier et de se soumettre les animaux et la création a été donnée avant la rupture provoquée par la désobéissance première (Genèse 1.28). Mais parce que nous faisons partie de l’humanité et que, d’une certaine manière, nous sommes tous descendants du premier homme et de la première femme, nous avons hérité de la connaissance du bien et du mal et nous devons nous en accommoder, alors même que notre «bien» se tourne en mal et que nous sommes trop souvent incapables de faire le bien que pourtant nous discernons et voudrions faire.

De plus, la mise en garde de Dieu à propos de l’arbre de la connaissance nous place devant une équation déplaisante : connaissance = mort. Elle signale un ordre qui n’appartient qu’à Dieu, qui est «saint» en langage judéo-chrétien, auquel il vaut mieux ne pas toucher, sans quoi on s’expose à des conséquences douloureuses. On trouve des situations analogues dans l’interdiction faite aux sacrificateurs de fabriquer pour leur propre usage le parfum réservé aux sacrifices d’adoration (Exode 30.37-38), ainsi que dans le malencontreux épisode où un homme non consacré a cru bon de retenir l’Arche de l’alliance qui menaçait de tomber d’un char, et qui a été tué sur le coup (2 Samuel 6.1-10).

Cultiver l’arbre de la connaissance
Le concept de connaissance s’est étendu bien au-delà de la morale à partir du moment où l’homme a dû produire par ses propres forces ce dont il jouissait gratuitement en Éden. Travailler, c’est transformer ce qu’on trouve dans le monde en fonction d’une idée. C’est plus facile quand on connaît les lois de fonctionnement des phénomènes naturels. La Bible ne condamne pas la connaissance scientifique ou la technique en tant que telles ; après tout, si l’homme a reçu de Dieu la tâche de dominer sur toute la terre, n’avait-il pas intérêt à développer ses connaissances pour le faire plus efficacement ?

Peut-on cultiver l’arbre de la connaissance, et de quels fruits est-il capable ? Telle est la question que les philosophes se sont posée, en reléguant au rang des éléments secondaires le fait qu’elle porte sur le bien et le mal. À les lire, on a l’impression que, dans cette histoire, Dieu a menti comme s’il avait voulu cacher à l’homme quelque chose de très important (la connaissance) pour le maintenir dans la dépendance, alors que le serpent a dit la vérité. Ève et Adam ont donc bien fait de désobéir en mangeant le fruit:

La femme vit que l’arbre était bon à manger, agréable à la vue et propre à donner du discernement. Elle prit de son fruit et en mangea; elle en donna aussi à son mari qui était avec elle, et il en mangea.

Genèse 3.6
Bas relief en marbre de Lorenzo MaitaniCathédrale d’Orvieto montrant Ève et l’arbre

Cette perspective oublie que la connaissance, dans le récit de la Genèse, relève moins d’une intuition que d’une décision. Elle n’est pas la réception d’une vérité jusque-là cachée, mais la capacité de déterminer soi-même ce qui est bien et mal, que cela s’effectue dans une démarche éthique ou dans une décision arbitraire. Mais les philosophes vont interpréter cette connaissance comme la capacité de distinguer entre le bien et le mal. Comme on distingue sa gauche de sa droite, on est capable de reconnaître le bien comme bien, le mal comme mal. On renverse alors complètement la donne, car le bien et le mal deviennent du même coup supérieurs à Dieu. Autrement dit, on pose des valeurs absolues qui, dans l’échelle de l’excellence et de l’être, se situent au-dessus du Dieu créateur de toute chose. Il reste assurément capable de les distinguer, mais il est contraint de se soumettre au bien. Une telle idée n’est plus compatible avec l’économie du texte biblique, mais elle a fait des petits dans l’histoire de la philosophie.

Si la révélation biblique doit être prise au sérieux, alors c’est Dieu qui décide souverainement du bien et du mal. Il n’y a aucune raison que nous en fussions capables, devenus semblables à lui, et qu’il ne le soit pas. Le bien est ce que Dieu décide, et si cela n’est pas le bien à mes propres yeux, je dois m’en arranger. Trois possibilités : ou je m’en remets à son point de vue, ou je lui oppose le bien selon moi-même et m’oppose donc à lui, ou je nie Dieu lui-même dans une position athée. Il n’y a pas de quatrième possibilité, car me référer à un bien qui serait supérieur à Dieu lui-même revient à élaborer métaphysiquement ma propre idée du bien pour la poser en prétendu absolu.

Ainsi, les philosophes ont moins considéré l’accession de l’homme à l’autonomie morale que la connaissance qui nous rend capables, soi-disant comme Dieu, de nous rapporter au Bien absolu et de le distinguer du Mal. Bientôt, la connaissance ne sera plus seulement la capacité de discriminer entre Bien et Mal ; elle deviendra intuition de l’absolu. Chez Spinoza, c’est le troisième genre de connaissance, une science intuitive qui donne accès à l’essence même des choses. Dans sa perspective, la Chute n’a pas été une catastrophe, mais une chance, une évolution majeure : l’homme a quitté l’état d’innocence (autant dire de bêtise et de soumission) pour accéder à la raison grâce à laquelle, quand on connaît la vérité sur quelque chose, on en sait autant que Dieu, car

n’y ayant qu’une vérité de chaque chose, quiconque la trouve en sait autant qu’on en peut savoir.

Descartes, Discours de la méthode, seconde partie.

Au lieu de chute ou de péché, on ferait mieux de parler de victoire: le fruit défendu, c’est la raison, grâce à laquelle nous allons pouvoir tout connaître et tout maîtriser. L’homme a gagné le gros lot, et non la désolation, la mort, la culpabilité et l’éloignement de Dieu.

Qu’importe d’ailleurs que nous nous éloignions de Dieu : si nous pouvons être comme lui, nous pouvons aussi très bien nous passer de lui. Et, de fait, tout le monde veut connaître, tout le monde pense qu’il n’y a de salut que dans la connaissance et la science, grâce aux applications techniques qu’elle permet et à la sagesse qu’on tire de la philosophie. Socrate voulait connaître l’essence des valeurs morales, Platon voulait contempler les Idées éternelles, Aristote parvenir à la science de toute chose. Comment le leur reprocher puisqu’ils étaient grecs et ne connaissaient pas le récit de la Genèse ? Mais c’est pareil pour les philosophes qui le connaissent : eux aussi ont choisi la connaissance, désiré la connaissance de l’absolu, voulu découvrir des lois universelles et tellement nécessaires que Dieu lui-même ne pourrait que leur être soumis.

Chestov conclut ainsi:

Le serpent n’a pas trompé l’homme. Les fruits de l’arbre de la science du bien et du mal, c’est-à-dire comme nous l’a expliqué Hegel, la raison qui extrait tout d’elle-même, sont devenus les principes de la philosophie pour tous les temps.

Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 121.

Reste un troisième lieu chestovien à visiter : ce sera le terrain des faits.

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La foi, la raison et l’esprit critique

Pour ceux qui estiment que la foi chrétienne est incompatible avec l’esprit critique, je renvoie au billet La foi et l’esprit critique.

Je vous propose aujourd’hui de poursuivre sur la question de la foi et de la raison en nous intéressant à Léon Chestov (1866-1938) qui, lui, critique la raison au nom de la foi.

Léon Chestov photographié par Pierre Choumoff, années 1920

Ce philosophe né en Russie, qui a vécu en Suisse et à Paris, est de ceux qui sont allés le plus loin dans la critique de la philosophie à partir de la révélation chrétienne. Son ouvrage le plus significatif est certainement Athènes et Jérusalem, qu’il considérait comme son œuvre capitale. Il s’agit d’un recueil d’études écrites entre 1928 et 1937, dans lesquelles il creuse l’opposition entre la connaissance et la foi avec une radicalité sans concession.

Pour entrer dans sa pensée, nous allons visiter successivement avec lui trois “lieux” particulièrement riches de sens : le taureau de Phalaris, le jardin d’Éden et le terrain des faits.

Dans le taureau de Phalaris

Commençons par le taureau de Phalaris, cette statue de bronze creuse, représentant un taureau, munie d’une porte, et qui sert d’instrument de supplice. Phalaris, tyran d’Agrigente au VIe siècle avant Jésus-Christ, y faisait périr ses ennemis dans d’atroces souffrances en les enfermant dans le taureau sous lequel un feu était allumé ; des flûtes étaient ajustées aux naseaux de la statue de telle sorte que les cris des victimes soient plus mélodieux. Selon Lucien de Samosate, Phalaris aurait prétendu ne l’avoir essayé que sur Perillius, l’inventeur du taureau, pour le punir de sa cruauté.

Phalaris condamnant le sculpteur PerillusBaldassarre Peruzzi

Quoi qu’il en soit, le taureau de Phalaris fait imaginer des souffrances extrêmes, et c’est sans doute pourquoi les philosophes de l’Antiquité l’ont choisi comme l’exemple par excellence d’une situation limite.

Comment un philosophe devrait-il se comporter s’il devait affronter un tel supplice ? Certainement pas en se lamentant, ou en se débattant, ou en criant, ou en se désespérant, comme le ferait n’importe quelle personne « normale ». Si telle est l’attitude qu’on peut attendre de la foule, ce n’est pas ainsi que le philosophe doit se comporter. Épicure, qui valorisait les plaisirs modérés, aurait affirmé que le sage devrait l’aborder en disant : « Que ceci est agréable ! Que j’en suis peu ému ! », car il sied au vrai philosophe d’être heureux même et jusque dans le taureau de Phalaris.

Cela paraît impossible. On suppose évidemment que le sage n’a aucun moyen d’échapper au supplice, étant aux mains d’un tyran méchant. Mais, grâce à la connaissance des lois universelles et nécessaires, il sait distinguer entre les choses qui dépendent de lui et celles sur lesquelles il n’a pas de prise. Étant soumis à ces lois quoi que nous fassions, l’erreur serait de regimber et de se révolter contre elles et, d’une manière générale, contre tout ce qui n’est pas en notre pouvoir. Ce qui, par contre, est en notre pouvoir, c’est l’attitude que nous adoptons dans les circonstances de l’existence, particulièrement quand elles sont difficiles et dramatiques. Condamné par le tyran, le sage doit admettre que c’est là son destin, qu’il n’y peut rien, mais qu’il dépend encore de lui de choisir la manière dont il va le subir : en l’acceptant en homme libre, ou en essayant vainement de s’y dérober, ou encore en pleurant, sacrant et se lamentant. Quand il ne reste plus d’autre choix, la plus grande valeur est celle de l’attitude. En ce sens, le taureau de Phalaris est une image de l’existence humaine.

Un tel héroïsme n’est-il pas surhumain et, pour tout dire, inhumain ? La connaissance des lois, loin de nous libérer, nous enchaîne définitivement à elles. Dans le cas du sage, la « libre » soumission jusqu’à la mort est même valorisée. Que sont donc cette philosophie et cette morale qui insistent sur la connaissance de ce qui nous entrave non pour défaire les liens, mais pour comprendre qu’ils sont inévitables et que la grandeur morale consiste dans le consentement au destin qui, disaient les stoïciens, conduit ceux qui l’acceptent, et traîne derrière lui ceux qui le refusent ? Pour Léon Chestov, cette position est caractéristique d’un courant majeur de la philosophie, celui qui, recherchant la connaissance des lois, se met à la merci d’Ananké, c’est-à-dire de la nécessité. C’est à dessein que j’utilise le nom grec : il suggère un nom propre, comme celui d’une divinité. Tout se passe en effet comme si de très nombreux philosophes (et les scientifiques avec eux) croyaient à Ananké. Sans doute existe-t-il des philosophes moins dociles, rétifs à cette sorte de mise à mort de la liberté, mais Nietzsche lui-même a fini par se rendre à la maîtresse par excellence de tous les penseurs et savants de l’Occident, Ananké, à partir du moment où sa pensée s’est bloquée dans les cercles de l’Éternel Retour.

Ananké au-dessus des Moires, les trois divinités du destin (Clotho, Lachésis et Atropos)

La vérité et la nécessité

Platon, heureusement, est de ceux qui ne se laissent pas impressionner si facilement. Son allégorie de la Caverne suggère qu’il y a autre chose que ce qui s’offre à l’observation dans l’expérience ordinaire. Mais Aristote, son élève le plus doué, qu’il avait choisi pour enseigner dans l’Académie, n’était pas convaincu. Il était certes l’ami de Platon, disait-il, mais encore plus l’ami de la vérité. La vérité: voilà le mot lâché. Aristote trouvait que son maître se permettait des rêveries dangereuses pour la raison en laissant supposer que le monde ne se résume pas à la connaissance que nous en avons. La science doit reposer sur ce que nous sommes capables de connaître, et comme il se trouve que notre pouvoir de connaître est homogène aux choses qui se proposent à lui, nous pouvons découvrir des lois, les énoncer et constater qu’elles sont effectivement à l’œuvre dans les phénomènes naturels et physiques. La nécessité à l’œuvre dans la nature s’exprime dans les lois que nous découvrons : tous les phénomènes, tout ce qui se passe, tout ce que nous pouvons observer obéit à des lois qui s’appliquent sans exception, pourvu que les conditions de départ soient réunies. Ananké garantit que la loi que je découvre ou que je comprends aujourd’hui fonctionnera demain, comme elle a fonctionné par le passé. C’est grâce à la nécessité qu’il est possible de chercher et de trouver la vérité : sans elle, tout pourrait provenir de n’importe quoi et on n’aurait aucun moyen de prévoir comment les choses vont se produire. Seulement, si la nécessité règne, il n’y a plus de liberté possible — une liberté capable d’infléchir le cours des choses en les soumettant à sa volonté et à son libre arbitre. Une liberté authentique contredirait la nécessité.

Tous les philosophes ne se sont pas pliés au diktat rationnel d’Aristote et de ses continuateurs. Avant lui déjà, Socrate, qui ne dédaignait ni la raison, ni la réflexion, avait aussi parlé de cette petite voix intérieure qui le conseillait et qu’il avait coutume d’écouter. Il l’appelait son démon ; d’autres disent que c’était la voix de sa conscience. On comprend facilement qu’un philosophe qui prétendait entendre des voix ne passait pas pour un penseur très sérieux aux yeux de ses collègues. Mais regardons un instant ce qui s’est passé à la mort de Socrate : la ciguë qu’il a été condamné à boire devait le faire taire définitivement. Tel était l’objectif de ceux qui l’ont fait condamner, scandalisés qu’ils étaient par le comportement et les paroles de Socrate. Le contraire s’est produit, puisque tout le monde se souvient de Socrate. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas bu la ciguë comme un poison destiné à le tuer. Il a pris la coupe, sereinement, courageusement, et l’a bue jusqu’à la dernière goutte en expliquant pourquoi il faisait ainsi et pourquoi il refusait l’aide de ses amis qui avaient préparé son évasion.

Jacques-Louis David, La Mort de Socrate (1787), conservé au Metropolitan Museum of Art de New York.

Il l’a bue comme s’il signait par sa mort la déclaration la plus solennelle d’indépendance. Ce qui devait le condamner, il l’a affronté en homme libre, retournant la situation en sa faveur, c’est-à-dire en faveur de son héritage. S’il avait suivi les conseils de ses disciples, il aurait pu vivre quelques années de plus, mais qui se souviendrait aujourd’hui d’un philosophe qui aurait saisi l’occasion de ne pas mourir en reniant ses engagements et ses idées ?

Quelques héros de la foi

Les personnages bibliques ne ressemblent pas non plus aux adorateurs d’Ananké : les héros de la foi sont des hommes libres, qui entrent en discussion avec Dieu, qui font connaître leur point de vue, jusqu’à infléchir Ses décisions. La soumission, vertu judéo-chrétienne par excellence ? C’est à voir, puisque toute soumission n’est, de loin, pas valorisée dans les récits bibliques.

Des exemples ?

Les amis de Job lui tiennent des discours éloquents, pleins de sagesse et de recommandations pour l’aider à reconnaître qu’il est finalement responsable des malheurs qui le frappent. Job n’accepte pas ce que lui disent ces « consolateurs pénibles ». Dieu lui donne raison et reproche aux trois amis< de ne pas avoir parlé de Lui avec droiture, comme l’a fait son serviteur Job.

Abraham, apprenant que Dieu est tellement irrité contre Sodome et Gomorrhe qu’il projette de les détruire, se fait du souci pour le sort de son neveu Loth et se livre à un incroyable marchandage avec Dieu en lui demandant : « Feras-tu aussi succomber le juste avec le méchant ? » S’il y a cinquante justes à Sodome, ne faut-il pas pardonner à la ville ? L’Éternel est d’accord. Mais Abraham continue de marchander le pardon de Dieu s’il n’y a que 45 justes, ou seulement 40, ou seulement 30, ou seulement 20. Et à la fin, il obtient le pardon s’il n’y a que 10 justes à Sodome. Mais seuls Loth, sa femme et ses deux filles échapperont à la destruction.

Gédéon réclame bien des signes pour s’assurer que c’est vraiment Dieu qui l’appelle à sauver son peuple. Une nuit, il dépose une toison de laine à l’extérieur, sur l’aire de battage des céréales, en demandant à Dieu que la rosée se dépose seulement sur la toison, et c’est ce qui se passe : il en remplit une coupe d’eau en essorant la toison. La nuit suivante, il demande le phénomène inverse. La rosée vient sur tout le terrain, à l’exception de la toison. Gédéon, si humble soit-il, ne craint pas de mettre Dieu à l’épreuve. Mais ensuite, il se lève et commence à agir.

Le prochain billet nous emmènera dans un deuxième lieu-clé pour Léon Chestov : le jardin d’Eden.

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Dérèglement climatique Zeitgeist

Jusqu’ici, tout va bien

Vu à Delémont dimanche dernier :

Chaque mois qui passe constitue un nouveau record de chaleur par rapport aux années précédentes. Quand l’isotherme du zéro degrés se situe à 5298 mètres comme c’est arrivé en Suisse l’an dernier, on se dit qu’il y a de quoi se faire du souci.

Les équilibres naturels sont compromis. Les incendies de forêt deviennent de plus en plus nombreux et difficiles à combattre. Ils libèrent des quantités inouïes de CO2 dans l’atmosphère, rendant dérisoires nos efforts pour limiter nos propres dépenses en CO2.

On entend dire que les microplastiques sont un problème, et on sait déjà que les voitures électriques en produiront davantage que les voitures thermiques, parce que leurs pneus s’usent plus rapidement.

Dans de nombreux pays, les électeurs votent de plus en plus pour les partis d’extrême droite. Il semble y avoir une aspiration pour des gouvernements autoritaires, mais il est peu problable qu’ils apporteront des solutions efficaces pour relever les défis climatiques. Et je ne parle pas des guerres, en Ukraine, à Gaza, et dans de nombreux autres endroits, ni des famines, ni de la misère, ni de…, ni de…

On va dans le mur, clairement. Cela me rappelle une phrase culte dans La Haine de Matthieu Kassovitz : jusqu’ici tout va bien. L’important, ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage.

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Christianisme Zeitgeist

La culture pour religion

Le christianisme est de moins en moins présent dans notre société. Relique d’une époque révolue, ensemble de croyances dénuées de tout fondement, superstition, illusion pour se consoler de la dureté des temps ? Voilà des qualifications qu’on a pu lire ici et là. Beaucoup d’églises se vident (pas toutes), leurs bâtiments sont vendus pour des usages qui n’ont plus rien à voir avec leur destination initiale, les paroisses peinent à recruter ceux et celles qui prendront la place des pasteurs et prêtres vieillissants. Tout se passe comme si la plupart des gens avaient intégré la “mort de Dieu” et se posaient la même question de l’insensé de Nietzsche :

À quoi servent donc ces églises, si elles ne sont pas les tombes et les monuments de Dieu ?

Nietzsche, Le Gai Savoir, 125

Le Christ lui-même, qui a annoncé que l’amour du plus grand nombre se refroidirait (Matthieu 24.12), a posé cette question stupéfiante :

Quand le Fils de l’homme reviendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ?

Luc 18.8

Lorsque ceux qui continuent d’aller à l’église seront morts, peut-être bien que la messe sera dite.

Pourtant, la soif de spiritualité et de beauté, la recherche de sens et de repères sont toujours présentes. Mais on a changé de religion : la culture a remplacé le culte. On va dans les musées, on visite les expositions, les concerts et les festivals attirent des foules. Cela vaut même pour les plus belles églises, ces témoins de la foi du passé, ou pour les pèlerinages, que certains reparcourent en disant leur bonheur de marcher longtemps sur ces chemins pétris d’œuvres et d’histoire. C’est culturel, pas cultuel. On admire les réalisations humaines, mais sans le Créateur, y aurait-il des créateurs?

Si la religion est comprise comme l’adhésion à un certain nombre de valeurs, elle change avec ces valeurs, qui tiennent un moment et sont remplacées par d’autres : la culture évolue, païenne un temps, chrétienne un autre temps, puis laïque et humaniste, éclatée enfin dans diverses identités et obédiences souvent exclusives les unes des autres. En attendant la suite, qui s’annonce dans les œuvres des artistes contemporains, les plus sensibles à l’esprit du temps. Baudelaire disait qu’ils sont des phares.

Mais si la religion est comprise comme la foi, c’est-à-dire la confiance en un Dieu qui se révèle au travers d’une Parole qu’il confirme par son esprit, au travers de son Fils qui apporte le salut à ceux qui le reconnaissent, au travers aussi (mais ça devient de plus en plus difficile à voir à cause de la folie humaine) de la magnificence et de la richesse incroyable de sa création, alors — même si elle devient très minoritaire — elle n’est pas près de mourir.

La transcendance est le grand refoulé de ce siècle. Pascal avait compris pourquoi :

Les hommes ont mépris pour la religion, ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie.

Pascal, Pensées, éd. Lafuma n° 12

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Loisirs Slow Motion

Formation permanente

Il y a des activités de loisir dans lesquelles je souhaite progresser. J’aime dessiner, mais j’ai de la peine à produire des portraits ressemblants. J’aime jouer de la guitare basse, mais j’ai besoin de devenir meilleur bassiste. Je suis aussi intéressé par le modélisme ferroviaire, impressionné par les réalisations des autres, mais pas mécontent de mes productions maladroites. Le bonheur de parvenir à un résultat même approximatif quand il faut manipuler des matériaux en vue de leur donner la forme qu’on veut n’est pas si différent de celui d’avoir réussi à écrire un bon texte.

L’an dernier, ma réalisation a consisté à construire un tout petit réseau proposé par Clés pour le train miniature, Port Dizan, à l’échelle N (1/160) au lieu de HO (1/87). 60 centimètres de long, vingt de large + 20 cm de coulisse. Mes bâtiments en carton sont découpés approximativement, le pont est tordu, le bateau est vraiment en papier, la caténaire est distendue, et alors? De la joie quand même.

C’est sur le web que j’ai trouvé les meilleures ressources. Elles ne sont malheureusement pas en français, mais en anglais, et pour cette fois, en anglais de Grande-Bretagne, pas celui des Américains. Pour la basse, la meilleure que je connaisse s’appelle scottsbasslessons.com. C’est extrêment riche, tous les genres, tous les styles, tous les niveaux, plusieurs professeurs. Aucun souci, chacun peut y trouver de quoi progresser. Les cours proprement dits ne sont pas gratuits, mais de nombreuses ressources sont offertes sur leur chaîne YouTube, de quoi se faire une idée précise de ce qui est offert.

Quant au dessin, je voulais découvrir une nouvelle technique : le dessin au trait rehaussé avec l’aquarelle. Ici aussi, les Anglais font fort, et mes deux champions sont Sketching Scottie et Toby Sketch Loose. Je les suis l’un et l’autre, et tous les deux ont posté des dizaines de vidéos sur leur chaîne YouTube respective. Je vous les recommande. Scottie est plus précis et directif dans sa méthode, Toby, plus libéral, encourage davantage l’expérimentation personnelle. Je vous laisse les découvrir si le cœur vous en dit.

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Oser savoir

Alors, Kant, qu’est-ce que les Lumières ?

(Pour rappel, on est en 1783, huit ans avant la Révolution française, en Prusse orientale, alors que Frédéric II, Frédéric le Grand, est roi de Prusse. Ce billet prend la suite du précédent.)

Les Lumières désignent le moment où l’homme cesse d’être mineur pour accéder à la majorité. Quand on est mineur, on est incapable de se servir de son propre entendement. Par paresse, par lâcheté, on préfère s’en remettre à des guides, à des tuteurs. Il faut du courage pour devenir majeur et on le devient en pensant par soi-même. Tout le texte de Kant peut être résumé par cet impératif : aie le courage de te servir de ton propre entendement !

Comment devenir majeur ?

On peut rester mineur toute sa vie en s’appuyant sur des tuteurs : pas besoin de penser si d’autres le font pour moi. Ces tuteurs, qui ont aimablement pris sur eux de conduire l’humanité, soulignent combien il est dangereux de sortir de sa minorité. Ils s’arrangent pour rendre le “bétail domestique” (l’expression est de Kant) bien sot et lui interdisent de faire le moindre pas en dehors de l’enclos. Mais en réalité le danger n’est pas bien grand : il suffit d’un peu d’entraînement pour apprendre à marcher seul. Au début, on trébuche, on tombe, mais on apprend aussi à se relever et à trouver peu à peu son assurance.

La personne chez qui la mentalité minoritaire est devenue une seconde nature aura de la peine à sortir de l’état de minorité, car on ne lui a jamais permis de se servir de son propre entendement. Peu nombreux sont ceux qui y parviennent par leur propre travail. La chose est plus facile au niveau collectif, estime Kant: il est possible qu’un public s’éclaire lui-même, pour peu qu’on lui en laisse la liberté, mais c’est un processus lent, qui suppose l’introduction de nouvelles façons de penser, tout le contraire de ce que serait l’introduction de nouveaux préjugés, par lesquels on tient les gens en laisse. Il faut aussi compter avec le fait que public a tendance à forcer ceux qui se sont libérés à retourner sous le joug commun.

Usage public et usage privé

Que faut-il donc pour favoriser les Lumières ? Rien d’autre que la liberté de faire un usage public de sa raison. De tous côtés, on entend crier : ne raisonnez pas, mais faites ce qu’on vous dit; ne raisonnez pas, mais payez; ne raisonnez pas, mais croyez, etc. Or il faut faire usage de sa raison dans tous les domaines, mais principalement celui de la religion. C’est ici que Kant introduit une distinction entre son usage public et son usage privé. L’usage public est celui qu’on en fait en tant que savant devant l’ensemble du public qui lit, alors que l’usage privé est celui qu’on fait dans l’exercice d’une charge ou d’une fonction qui nous est confiée.

L’usage public doit toujours être libre, mais l’usage privé peut et doit être restreint, dans l’intérêt de la communauté. Devant les fidèles de son église, le prêtre ou le pasteur s’en tiendra à la confession de foi qu’il est chargé d’enseigner. Là, il n’est pas permis de raisonner, on doit obéir. Devant les fidèles de son église, le prêtre ou le pasteur s’en tiendra à la confession de foi de sa communauté, qu’il est chargé d’enseigner. En tant que mandataire de l’église, il présentera ce qu’il enseigne comme quelque chose qu’il n’a pas le droit d’enseigner selon son opinion personnelle. Il est soumis à une autorité supérieure.

En revanche, en tant que savant, devant ses pairs, il n’a pas seulement pleine liberté mais mission de communiquer ses pensées soigneusement pesées à propos de la religion et de ses enseignements, en vue d’une meilleure organisation. La même personne peut se trouver faire les deux usages de sa raison, suivant qu’elle agit en tant qu’employé ou fonctionnaire, ou qu’elle se prononce en tant que savant, spécialiste, expert, devant un public qui discutera de ses propositions.

Voilà, pour l’essentiel, les thèses de Kant. Elles m’inspirent les remarques suivantes.

Sommes-nous éclairés aujourd’hui ?

On pourrait le penser : on peut discuter de tout, tout est remis en question, la religion ne fait même plus débat (tant qu’il s’agit du christianisme). Mais on est loin des critères que Kant posait. Tout le monde se croit invité dans les débat, et pas seulement les docteurs, les spécialistes, ceux qui ont étudié un domaine à fond. Qui est encore disposé à participer de bonne foi à un débat argumenté? Les opinions s’opposent aux opinions, la posture victimaire est valorisée, et on a l’impression que plus on est minoritaire, plus on se croit autorisé à faire un complexe de supériorité. Cette confusion, loin des lumières de la raison, va jusqu’à remettre en question des valeurs cardinales de nos démocraties sont remises en question. Il y a de quoi s’inquiéter. Pour paraphraser Kant, on pourrait dire que tout le monde veut faire un usage public de sa raison, mais que l’usage privé, dans le souci du bien commun, on le trouve pénible et peu désirable. Voilà du moins ce que les médias renvoient comme image du fonctionnement de notre société.

Kant est-il responsable de cette situation dégradée ?

Je cite un passage d’une lettre de nouvelles de Philosophie Magazine datée du 15 février dernier :

“Je veux montrer qu’Emmanuel Kant, né ici il y a près de 300 ans, a un lien presque direct avec le chaos mondial auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. Il a en outre un lien direct avec le conflit militaire en Ukraine.” C’est en ces termes incongrus que s’exprimait récemment le gouverneur russe de Kaliningrad (ex-Koenigsberg, la ville du philosophe allemand) Anton Alikhanov devant le “Ve Congrès des politologues“.

Comment interpréter ces propos ?

Une lecture tant soit peu sérieuse de Kant aura de la peine à soutenir pareille thèse. Kant n’est pas un nihiliste, mais son œuvre critique a abouti à quelques conclusions douloureuses : notre pouvoir de connaître a des limites, il est impossible de faire de la métaphysique une science, la religion est légitime, mais relève de la foi, car notre raison est incapable de produire des preuves définitives. On ne peut prouver ni l’existence, ni l’inexistence de Dieu, par exemple. Le gouverneur de Kaliningrad paraît regretter le temps des tuteurs, des guides qui disaient au peuple ce qu’il doit croire et penser. De nombreux autocrates rêvent du retour de cette époque et travaillent à museler, à rééduquer leur population (et le reste du monde si possible) par le moyen de la propagande, de la diffusion d’informations biaisées, de l’enseignement très orienté de l’histoire, de la manipulation via les réseaux sociaux.

Comment lutter, sinon en prenant très au sérieux la maxime citée au début de ce billet : aie le courage de te servir de ton propre entendement! Analyse, considère, argumente, ne te laisse pas impressionner, cherche d’autres sources d’information pour vérifier celles que tu reçois habituellement, ne cède pas aux préjugés, etc.

Tâche difficile, mais nécessaire.

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Christianisme Philosophie

Voir ou écouter ?

Nous commémorons cettre annér le 300e anniversaire de la naissance d’Emmanuel Kant, l’homme aux trois Critiques (de la raison pure, de la raison pratique et du jugement esthétique). Philosophe majeur, il a marqué l’histoire de la philosophie au point qu’on ne peut plus penser comme s’il n’avait jamais existé.

J’aimerais évoquer un petit essai qu’il a publié en 1783 en réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? C’est du moins ainsi qu’on a traduit en français Was ist Aufklärfung ? – traduction maladroite, j’y reviendrai.

Qui donc avait posé la question ? Un pasteur berlinois, Johann Friedrich Zöllner. Il avait pris la défense du mariage religieux contre le mariage civil, en réponse à un article anonyme qui en faisait l’apologie dans le numéro de septembre 1783 de la Berlinische Monatsschrift. Zöllner soutenait que mariage religieux était dans l’intérêt de l’État. Il polémiquait aussi contre la confusion et le trouble semés dans l’esprit et le cœur des gens au nom de l’Aufklärung, ajoutant, dans une note de bas de page, que ce concept d’Aufklärung était flou et que jamais personne n’avait répondu à la question de savoir ce qu’est –- alors qu’il s’agit d’une question presque aussi importante que celle de savoir ce qu’est la vérité.
Les réponses à cette question posée par un inconnu dans une note de bas de page sont venues en nombre, écrites par les auteurs les plus illustres de l’époque, parmi lesquels Kant.

Il est difficile de traduire Aufklärung en français. Le terme allemand signifie l’éclaircissement, l’explication, la clarification, l’élucidation, la démystification. Il s’agit effectivement d’apporter de la lumière dans quelque chose qui en manque. C’est un processus qui va à l’encontre de l’obscurantisme, principalement dans le domaine de la religion. Ce qu’on appelle le siècle des Lumières se dit en allemand das Jahrhundert der Aufklärung. En France, le XVIIIe siècle, dit sïcle des Lumières, est celui de Voltaire, de Montesquieu, de Diderot, de Rousseau, pour citer les plus connus. On peut le voir comme un héritage de Descartes qui, en identifiant la vérité avec l’évidence, a placé le débat sur un terrain qui appelle la lumière. Dans évidence, il y a la racine latine evidens, reliée au verbe video, voir. La vue est le sens auquel il est fait appel pour caractériser la vérité. Ce qui est évident est clair et distinct. Il faut donc chasser l’obscurité et la confusion.

Cette mise en lumière, cet appel à la transparence totale, est-on tenté de dire, me frappe par le fait qu’elle revient à tout mettre dans une forme d’extériorité et régler par là la question de la vérité et de l’erreur. Il suffirait de tout exposer à la lumière. Rousseau ne serait d’accord avec ce principe que dans sa pensée politique. À titre personnel, il mettait davantage l’accent sur l’intériorité – encore que ses Confessions, dans lesquelles il a voulu découvrir son cœur, montrer à ses semblables un homme dans toute la vérité de sa nature, n’en sont pas moins ambiguës, en ce sens que montrer, découvrir, c’est à nouveau mettre en lumière dans l’extériorité.

Tout le monde n’est pas d’accord pour considérer que la vérité ne se dit que par référence à la vue et à la lumière. Dans l’Ancien testament, “Écoute Israël ! L’Éternel notre Dieu, l’Éternel est un” (Deutéronome 6.4) sonne un commandement primordial, ce qui est confirmé par Jésus dans l’évangile de Marc en réponse à un scribe qui lui demande quel est le premier de tous les commandements : “Voici le premier : Écoute Israël, le Seigneur, notre Dieu, le Seigneur est un, et tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force. Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là.” Le mot d’ordre n’est pas “Vois!”, mais “Écoute !”

De manière inattendue, Nietzsche retrouve sur ce point la pensée biblique. Il voulait philosopher à coups de marteau. Le marteau était aussi bien celui des iconoclastes occupés à faire voler les idoles en éclats que le marteau d’auscultation du médecin, qui, à l’oreille, d’après le bruit produit dans l’organisme par le coup de marteau, pouvait connaître son état réel. On n’ausculte plus guère au marteau de nos jours. Le scanner et les IRM ont remplacé la subtilité de l’écoute par du bon gros visuel.

C’est dire si le thème de la lumière — et des Lumières — est fondamental dans notre culture. Que dit donc Kant dans sa réponse à la question Qu’est-ce que les Lumières ?

Ce sera le thème de mon prochain billet.

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Écrire

Un trot de cheval sur une cour pavée

Je relis les épreuves de mon roman à paraître ce printemps. J’en suis à la relecture au plumeau, pour reprendre une des belles métaphores utilisées par Jean Guenot dans son excellent Écrire, Guide pratique de l’écrivain, éditions Guenot, Saint-Cloud, 1998. La relecture au plumeau intervient après la relecture au sabre, à l’issue du premier jet, elle-même suivie de la relecture à la colle.

C’est le moment de vérifier la grammaire, de traquer les répétitions, de corriger les coquilles sur les épreuves où le texte est déjà mis en page. Je redécouvre un texte que je n’ai plus relu depuis six mois. Quand la lecture cesse d’être fluide, c’est qu’il y a un souci. Alors j’élague, je biffe, je change une expression, je pars à la recherche d’un synonyme que je trouve souvent sur le site du CRISCO. Je réaménage les passages où la lecture est entravée, je fais la chasse aux scories, je retire le caillou dans la chaussure, je m’efforce de parvenir à la formulation la meilleure possible, celle dont je me demande pourquoi je ne l’ai pas trouvée du premier coup. Cela dit, je sais bien que lorsque j’ouvrirai mon livre au hasard, juste après avoir reçu le premier exemplaire, je tomberai une coquille oubliée en me demandant comment j’ai pu ne pas la voir.

Pour en revenir au style, à l’écriture, ce que j’aimerais entendre, c’est un trot de cheval page sur une cour pavée, selon une autre image de Guenot.

Le maître écrivain est un maître menteur. Il forge, il ajuste, il façonne; il découd pour recoudre des bouts de mensonge car il sait bien qu’il n’a pas d’autre moyen de dire la vérité (…) D’autant qu’elle ne se fait pas en soufflant dessus, la pénétrante musique du mensonge. On part de petites vérités. C’est piètre. Mentir s’apprend. Écrire aussi. Tous les humains sont des menteurs puisqu’ils ont recours au langage. Fort peu sont des écrivains. On va passer dix heures sur six feuillets de texte, les donner à lire. En moins de quatre secondes, tout lecteur un peu entraîné sait si vous avez ou non la cadence. L’écrivain se reconnaît sur la page comme un trot de cheval sur une cour pavée. Même loin, menu, intermittent. Même à travers une ou deux épaisseurs de sommeil. (…)
Écrire est un artisanat si mal payé qu’on ne peut continuer à l’exercer que par vanité d’auteur. Il y faut tant d’efforts, d’échecs, d’acharnement qu’on ose à peine dire le temps passé. Pourtant, dès que le texte paraît, écrire devient une activité reluisante. Dans la hiérarchie morale des métiers du livre, l’auteur vient tout en haut. On le punit de ce prestige en le payant en monnaie de singe. Puisqu’il tire des auréoles de ce qu’il écrit, la contrepartie tout à fait naturelle c’est de ne pas lui permettre d’en vivre.

Jean Guenot, Écrire, Guide pratique de l’écrivain, avec des exercices, Éditions Guenot, Saint-Cloud, 1998, pp. 23-24
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Choses vues Non classé

Holiday Train Show dans le Bronx

J’aime les trains, les grands comme les petits. À la fin de l’année dernière, j’ai eu le plaisir de visiter le Jardin botanique de New York, dans le Bronx, qui propose un “holiday train show” tout à fait remarquable.

Avant même d’entrer dans le bâtiment principal, où se trouve une grande serre tropicale, on découvre des constructions en bois qui supportent une voie ferrée de modèle réduit dans une échelle qui doit être à l’échelle 1:22,5, avec un écartement de 45mm. En plein air. C’est du LGB (Lehmann Garten Bahn), une marque qui appartient à Märklin depuis 2007. Le matériel supporte les intempéries, d’où son utilisation possible en extérieur, dans un jardin ou dans un parc, comme ici.

Mais l’extérieur n’est que l’apéritif, si je puis dire, car l’intérieur du bâtiment abrite des circuits plus longs et complexes. Les trains passent entre les plantes, sur des ponts impressionnants faits de branchages, devant des reproductions de bâtiments new-yorkais. Il y en a près de 200, ceux qu’on voit à Central Park, mais aussi l’ancienne Bibliothèque publique de New York, sans oublier les gratte-ciel les plus connus, du Chrysler Building au nouveau World Trade Center.

Tous sont réalisés à partir de matériaux végétaux, même la statue de la Liberté. Les concepteurs de l’installation appellent cela de l’architecture botanique.

La vidéo promotionnelle ci-dessus et ce
reportage sur CBS news donnent une idée du travail que représente la mise en place du “train show”.

Au bout d’un moment, on ne sait plus très bien où donner de la tête. Des trains circulent dans tous les sens, on passe sous des ponts en bois qui reproduisent quelques-uns des grands ponts qui traversent l’Hudson ou l’East River, et qui sont eux aussi parcourus de convois de marchandises ou des rames de wagons pour les voyageurs. On admire les bâtiments, et du coup, les plantes du Jardin botanique sont juste là pour la déco.

Pour en savoir plus, il y a encore cette page du site du Jardin botanique et cette vidéo très complète sur la fabrication des maquettes à l’aide de végétaux et leur mise en place pour le Holiday Train Show de New York :

La prochaine édition aura lieu en décembre. Si vous aimez les trains, si vous vous trouvez au bon endroit au bon moment, achetez vos billets à l’avance et allez-y à l’ouverture, car ensuite il y a vraiment beaucoup de monde.

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Écrire Le Prix du Hasard

Mon prochain roman

J’ai le plaisir de vous annoncer que mon prochain roman paraîtra durant le deuxième trimestre de 2024 aux éditions Mon Village.

Il sera dans la veine de Chasseral love, avec une intrigue policière, un ancrage local et… quatre fois plus de morts (mais pas plus de quatre). Il y sera question du hasard et de tout ce qui se met en place pour le dominer. Titre provisoire : Le Prix du hasard.

J’ai hâte de vous en dire davantage.